Inflation, fébrilité des marchés, confiance, récession : les huit défis des banques centrales à Jackson Hole

Les banquiers centraux ont retrouvé dès jeudi les montagnes du Wyoming, pour le symposium annuel de Jackson Hole. Ces deux dernières années, pour cause de Covid, l’événement avait été virtuel. Cette fois-ci, c’est bien l’inflation qui sera l’invitée d’honneur de cette rencontre très attendue. Elle a très légèrement diminué aux Etats-Unis, mais reste au niveau élevé de 8,5 %. Et elle continue de voler de record en record en Europe.

Les marchés espèrent que ce rendez-vous leur permettra d’y voir plus clair dans la stratégie des banques centrales, et notamment comment elles comptent orienter leur politique monétaire dans un environnement à haut risque, notamment pour la croissance. Le discours de Jerome Powell, le président de la Fed, est particulièrement attendu.

1 – Une crédibilité à restaurer

C’était en août 2021, à Jackson Hole. Confiant, Jerome Powell, avait assuré que la hausse de l’inflation – qui dépassait tout juste 5 % – était temporaire et s’expliquait principalement par la réouverture de l’économie après dix-huit mois de crise sanitaire. Il a maintenu son discours jusqu’au mois de novembre. Et ce n’est qu’en mars dernier que la Fed a procédé à sa première hausse de taux. Cette erreur d’analyse et sa lenteur à réagir lui sont aujourd’hui reprochées. La Fed a donné l’impression de courir après la hausse des prix. Il est désormais primordial pour les banques centrales – la Banque centrale européenne n’est pas en reste – de convaincre de leur capacité à comprendre les dynamiques qui poussent les prix à la hausse , et surtout à maîtriser le phénomène.

« Le discours de Jerome Powell pourrait explicitement comporter un ‘mea culpa’ sur les prévisions de la Fed en général, afin d’essayer de démontrer que la banque centrale a appris de l’inflation cette année », envisage Luke Bartholomew chez Abrdn. La Fed, comme la BCE, ont déjà abandonné la « forward guidance », des indications donnée aux marchés sur l’évolution à moyen-long terme de la politique monétaire pour gagner en réactivité. Un pas important mais qui devra être suivi par des actes.

2 – Une hausse des taux incontournable

Ce sera le point fort de cette réunion de Jackson Hole. Vendredi, Jerome Powell s’exprimera pour la première fois publiquement depuis la dernière réunion de la Fed, en juillet. Les spécialistes de politique monétaire s’attendent à ce que le patron de la banque centrale américaine tienne un discours plutôt musclé face à l’inflation. Une réponse à ceux qui, sur les marchés, ont déduit du léger ralentissement de la hausse des prix aux Etats-Unis que la Fed allait peut-être réduire le rythme – inédit jusqu’alors – de ses hausses de taux. Certains envisageaient même une baisse dès 2023.

« L’inflation a certes ralenti mais reste très élevée et difficile à prévoir pour les intervenants de marché ou pour la Fed elle-même, avertit Franck Dixmier, chez Allianz GI. Jerome Powell doit absolument remettre à zéro le compteur des attentes des marchés et de réaffirmer sa priorité absolue de lutter contre la hausse des prix. Ce qui veut dire monter les taux encore significativement, et les laisser à un niveau élevé pour une longue période de temps. » Concrètement, cela signifie que les Fed Funds rates pourraient progresser dans une ampleur supérieure aux 150 points de base d’ici à la fin de l’année estimés par les traders. L’enjeu est d’éviter un désancrage des anticipations d’inflation, le plus grand risque actuellement pour les banques centrales. La hausse des prix deviendrait alors incontrôlable.

3 – Un risque de récession croissant

Entre inflation et croissance, les banques centrales vont devoir trancher. D’ores et déjà des vents contraires soufflent des deux côtés de l’Atlantique, en particulier du fait de la flambée du prix de l’énergie. Les indicateurs avancés sonnent déjà l’alarme . De manière contre-intuitive, certains investisseurs s’en réjouissent : en effet, ces dernières années, les banques centrales ont eu tendance à voler au secours de l’économie au moindre signe de turbulences. Des soutiens de poids, souvent déterminants pour rassurer les marchés et relancer les Bourses mondiales.

Mais les banques centrales semblent aujourd’hui déterminées à donner la priorité à leur combat contre l’inflation. Un simple ralentissement économique ne suffira pas à les faire dévier de leur trajectoire. « La Fed est prête à supporter une récession mineure pour atteindre son objectif d’une inflation autour de 2 % », estime ainsi Gregory Daco, chef économiste d’EY Parthenon. Mais une récession est toujours difficile à prévoir, et son ampleur encore plus. Le risque d’une erreur de politique monétaire ne peut pas être écarté. « Au cours des prochains mois, la Fed devra mener un exercice d’équilibriste dans sa communication », conclut-il.

4 – Une envolée du coût d’emprunt des Etats

La remontée des taux américains s’est accompagnée d’un tsunami sur un marché obligataire, déjà bien fragilisé par les craintes liées à l’inflation. Depuis le début de l’année, le rendement des obligations américaines à 10 ans a bondi de 1,65 % à 3,1 %. Son équivalent allemand, qui fait figure de référence pour la zone euro, a pour sa part pris 145 points de base, à 1,34 %. Et le 10 ans français évolue désormais autour de 1,96 % contre 0,24 % en janvier. Et le mouvement est loin d’être terminé. « Les investisseurs ont placé à tort leur espoir dans un assouplissement de la politique monétaire cet été, et les taux souverains ont atteint des niveaux anormalement bas début août, analyse Franck Dixmier. Un premier mouvement de correction a eu lieu ces derniers jours. D’autres sont attendus au fur et à mesure des tours de vis des banques centrales. »

Même si pour l’instant, ces rendements restent à des niveaux acceptables, la situation pourrait se tendre pour les gros emprunteurs comme la France . Selon les investisseurs obligataires, une augmentation pérenne de 100 points de base du taux à 10 ans français se traduit par une augmentation de la charge de la dette de 150 milliards d’euros en cumulé d’ici à 2030. Et si le 10 ans français s’établissait durablement autour de 2,5 %, cela constituerait un seuil d’alerte.

5 – Des marchés actions à la merci de la Fed

Le symposium de Jackson Hole s’annonce une nouvelle fois comme un événement à haut risque pour les Bourses mondiales. La trajectoire de la politique monétaire est en effet déterminante pour les valorisations boursières : des taux d’intérêt plus élevés diminuent la valeur actualisée des profits futurs. La menace est d’autant plus forte pour les valeurs boursières de « croissance » , parmi lesquelles on classe habituellement la tech et de plus en plus souvent le luxe.

La perspective d’une violente remontée des taux d’intérêt de la Fed a déjà causé une véritable tempête sur les marchés financiers cette année. Le premier semestre 2022 restera dans les annales comme le pire début d’année depuis la création de l’indice Nasdaq à forte coloration technologique, et le pire en plus de cinquante ans pour le S&P 500, plus large. Alors que l’été a permis aux Bourses mondiales de se ressaisir quelque peu, un discours offensif de Jerome Powell sur l’inflation pourrait bien créer de nouveaux remous sur les marchés.

6 – Des prix de l’énergie qui flambent

Sur le front des matières premières, le gaz sera la principale source de préoccupation des banquiers centraux. Non seulement il alimente l’inflation, mais en plus le renchérissement de cette énergie a un effet récessif, notamment sur l’économie européenne. Sur le Vieux Continent, où le principal fournisseur de gaz est la Russie, les cours ont explosé. Alors qu’ils ont évolué autour de 20 euros pendant les deux décennies qui ont précédé la crise énergétique, ils ont atteint une centaine d’euros dès l’automne dernier. Depuis la mi-juin, ils ne cessent de progresser pour s’installer autour de 300 euros le MWh. En équivalent pétrole, c’est près de 500 dollars le baril !

Entraîné par le gaz, le prix de l’électricité s’envole partout en Europe. Pour les ménages, les factures d’énergie vont encore s’alourdir, mais les banques centrales vont surtout surveiller de près les effets sur les industriels dont les coûts de production flambent. Dans certains secteurs, où le gaz ne peut pas être substitué, ils sont déjà devenus prohibitifs au point que des usines ont cessé leur activité : c’est le cas dans la production d’engrais ou d’aluminium. Du côté du pétrole, les prix se sont appréciés et à près de 100 dollars le baril, un niveau déjà expérimenté entre 2011 et 2014.

7- Un dollar qui doit rester fort

Déboussolés par l’inflation et la hausse des taux, les marchés des changes attendent beaucoup des déclarations de Jerome Powell. Mais ce dernier ne peut être trop explicite. Il réserve ses annonces aux réunions de politique monétaire de la Fed, dont la prochaine est dans un mois, hormis dans le cas d’une situation critique qui nécessiterait une communication immédiate. Les marchés ne sont pas dans cette configuration. Ils « risquent de surestimer une tonalité intransigeante et explicite de Jerome Powell en matière de lutte contre l’inflation lors de son discours de Jackson Hole », estime Steve Englander, responsable de la recherche sur les changes à la banque Standard Chartered.

Un statu quo de la Fed constituerait un facteur de soutien pour le dollar. Il a toutefois une marge de hausse supplémentaire limitée après un gain de 13 % cette année. Il a progressé de 14 % depuis l’arrivée de Jerome Powell à la présidence de la Réserve fédérale. A la différence de Donald Trump, Joe Biden ne met aucune pression sur la Fed pour qu’elle fasse baisser le dollar ou modifie sa politique monétaire. La vigueur du billet vert pénalise les exportateurs américains sur les deux grands marchés que sont la Chine et l’Europe. En 2022, le dollar a progressé de 8 % par rapport au renminbi et 14 % contre l’euro. Mais la hausse de la monnaie américaine aide la Fed dans son combat contre l’inflation.

8- Une BCE au pied du mur

C’est une absence qui a surpris. Christine Lagarde ne fera pas, cette année, le voyage vers le Wyoming. La BCE sera donc représentée non pas par sa présidente, mais par Isabel Schnabel, membre du directoire de la banque centrale. « Ce n’est pas anodin, analyse un bon connaisseur des banques centrales. Isabel Schnabel est la dernière s’être explicitement exprimée en faveur d’une poursuite de la hausse des taux, et c’est le message qu’elle devrait apporter à Jackson Hole. »

De fait, à Francfort, les évolutions de l’inflation inquiètent. Les minutes – le compte rendu des débats – de la réunion de politique monétaire de juillet, publiées jeudi, montrent que les banquiers centraux européens redoutent un désancrage de l’inflation. La Banque centrale européenne devrait donc continuer la hausse de ses taux directeurs à marche forcée. Elle avait surpris en juillet par l’ampleur de son premier tour de vis en onze ans, 50 points de base au lieu des 25 annoncés. Pour les marchés, elle devrait récidiver en septembre et octobre.

Mais elle est dans une situation bien moins confortable que la Fed. D’abord à cause de son exposition plus forte aux conséquences de la crise ukrainienne, notamment pour le gaz. Cette situation est facteur de récession, et pèse sur l’euro face au dollar . Mais aussi à cause de la disparité des finances publiques en zone euro. Pour certains pays, notamment du Sud, la hausse des taux directeurs pourrait peser excessivement sur l’économie . La marge de manoeuvre de la banque central est donc plus réduite.