
Journaliste mais aussi père de famille, Alexeï n’a pas le choix. Ce reporter indépendant, opposé à « l’opération militaire spéciale » russe en Ukraine selon la litote officielle, a décidé de rester en Russie. « Parce que ma femme et mes enfants sont ici, parce que notre vie est ici et parce que notre pays est ici ! »Alexeï, qui préfère rester discret sur son identité et ses activités journalistiques, a longtemps travaillé pour le site « 7×7 ». Fermé peu après le début de l’offensive, ce média local couvrait sur internet l’actualité dans une trentaine de régions russes. « Nous donnions une information indépendante sur la politique, la défense des droits de l’homme et l’écologie », insiste Alexeï, rencontré lors d’un récent reportage commun dans la campagne de Smolensk. « Autant de sujets sensibles ! Je crois qu’il faut continuer à chercher et écrire la vérité depuis l’intérieur de notre pays. Pour le moment… »
Activité en sursis
Comme tous les journalistes indépendants basés en Russie, correspondants étrangers et reporters locaux, Alexeï sait en effet son activité en sursis. Avec pour principale épée de Damoclès : la réglementation anti-fakes qui, adoptée en mode express par le législateur quelques jours après le début de l’offensive russe, prévoit des peines allant jusqu’à quinze ans de prison pour diffusion de « fausses informations » militaires ou pour « discréditation » de l’armée.
Dans les faits, cela oblige les journalistes à s’autocensurer sur les sujets militaires ou à les couvrir avec toute sorte de contorsions. La réglementation, dont l’application peut être laissée à la discrétion des tribunaux, eux-mêmes très dépendants des pouvoirs politiques, a pour le moment abouti à des premières peines administratives et non pénales, avec des amendes et non de la prison.
De facto, tous les médias au ton libre, de « 7×7 » à Novaya Gazeta , le magazine du prix Nobel de la paix Dmitri Mouratov, en passant par le journal étudiant Doxa, le site Meduza, télévision Dojd ou la radio Echos de Moscou, ont été interdits par Roskomnadzor, l’autorité en charge du contrôle de la presse. La plupart sont tombés sous le coup d’une autre loi, plus ancienne, sur les « agents de l’étranger », classification rappelant les années soviétiques des « ennemis du peuple ». Mais, sous divers formats, tous continuent d’exister. Ils fonctionnent en mode survie, depuis l’étranger le plus souvent, avec des équipes réduites et grâce à YouTube mais surtout… Telegram .
Chaînes Telegram
L’audience de ce réseau social, que le Kremlin a longtemps cherché à bloquer, a du coup fortement augmenté. Ses « chaines » sont devenues une source d’informations indépendantes pour de nombreux Russes, y compris dans les sphères du pouvoir.
Du 24 février à fin juin, le nombre d’abonnés de médias indépendants à Telegram a augmenté de 219 % au total pour 16 médias. Depuis le début de « l’opération spéciale », l’internet a en fait explosé en Russie. Plus de 60 % des Russes l’utilisent. Et le pays vient de dépasser les Etats-Unis pour l’audience des médias sociaux, avec près de 80 % des habitants étant enregistrés auprès l’un d’entre eux. Une fenêtre ouverte vers une forme de pluralité de l’information.