
Chercheuse associée au Centre Max-Weber de Lyon, maîtresse de conférences en sciences sociales à l’Ecole centrale de Lyon, Laure Flandrin a publié Le rire – Enquête sur la plus socialisée de toutes nos émotions (La Découverte, 2021). En interrogeant une quarantaine de rieurs issus de différents milieux sociodémographiques, la sociologue met en lumière les multiples formes de réception du comique aujourd’hui.
Quel est, selon vous, le pouvoir du rire ?
Je ne crois pas qu’il y ait un « pouvoir » du rire. Il n’y a pas d’efficace propre du rire : on n’a jamais vu le fond des structures sociales bouger après tel ou tel acte comique ! Le rire s’en prend à la vie sociale en tant que théâtre des apparences, en prétendant montrer l’envers du décor. Or la sociologie nous apprend que la vie sociale n’est pas qu’un théâtre : elle a ses structures, ses rapports de domination, ses inerties… Autant de choses que le rire en tant que tel ne peut pas faire bouger : penser le contraire relève de la croyance.
Pourtant, vous notez que certains groupes sociaux sont séduits par cette idée…
Deux groupes sociaux en particulier investissent le rire d’un pouvoir. D’un côté, les très politisés, à droite comme à gauche, qui considèrent le rire comme un geste de protestation, une force d’interpellation du politique. Pour eux, le rire est le registre linguistique le plus adéquat pour formuler leurs doléances, en ne versant ni dans la colère qui dépossède de la maîtrise de soi, ni dans le misérabilisme qui prive de la fierté. De l’autre côté, les milieux sociaux supérieurs, qui sont persuadés que le langage dispose d’un pouvoir d’action sur le réel. Ils acquiescent volontiers à des thèses très idéalistes, comme celle de l’historien Roger Chartier qui considère que, lors de la Révolution française, les libelles satiriques contre le Roi ont préparé sa mise à mort réelle, en créant un terreau culturel propice à un renversement du pouvoir… Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce type de réflexion n’émerge pas de façon homogène dans tous les groupes sociaux : pour penser que « les mots tuent », il faut déjà disposer d’un ensemble de compétences lettrées.
Est-ce à dire que le rire ne peut rien ?
Je trouve qu’il y a une forme d’impuissance dans le rire qu’on ne souligne pas assez : le propre du rire, c’est quand même d’attaquer dans l’ordre du discours ce qui ne peut pas vraiment l’être dans la réalité… Cela étant dit, le rire peut beaucoup. Par exemple, il permet une re-description de la réalité : en formulant ce que l’on vit de façon pesante ou malheureuse, les moyens de la fantaisie comique permettent de donner le sentiment de ne plus être écrasé par le réel. Cette idée de retourner la souffrance en plaisir est particulièrement plébiscitée par les classes populaires. De façon plus profonde, Freud et Darwin ont bien montré que le rire était une façon de maîtriser nos grandes peurs fondamentales, en convertissant une émotion négative en émotion positive. En cela, le rire agit comme une gigantesque soupape, ce qui le rend indispensable, à l’échelle des individus comme à celle de la société tout entière.
«Par le mot d’esprit, le rire est devenu à la Renaissance une forme structurante de distinction sociale. Le propre de la modernité est d’opérer une forme de séparatisme du “rire d’en haut”, qui se distingue coûte que coûte du “rire d’en bas”»
Le rire a-t-il cessé d’investir la politique ?
Il y a un constat largement partagé d’une dépolitisation du comique : on assiste à la quasi-disparition du rire satirique, qui était l’héritier d’une certaine tradition française que l’on peut faire remonter à Rabelais, Molière ou Voltaire. Si on appelle « rire politique » le rire qui vise les professionnels du politique de façon mordante ou dégradante, alors oui, ce rire-là n’existe plus que sous la forme de traces. Qu’est-ce qu’il y a de politique chez Florence Foresti ou Jonathan Cohen ? C’est quelque chose que beaucoup de mes enquêtés regrettent, d’ailleurs. En particulier ceux qui s’étaient politisés au contact de l’humour très politique des années 1970, et qui font aujourd’hui le constat d’un désarmement du rire populaire : « Qu’est-ce que c’est mou ! ». De façon très frappante, Coluche est qualifié par l’un de mes enquêtés de « Robin des bois des sans-parole » : rétrospectivement, il est perçu comme ayant été celui qui a mis en scène une exigence démocratique radicale, où le rire valait comme participation directe à la politique. Force est de constater qu’aujourd’hui, plus personne ne joue ce rôle.
Peut-on conclure à une dépolitisation totale du rire ?
Non, pas si on prend une définition plus vaste du politique. Foucault disait : le politique a des ramifications partout. Il ne réside pas seulement entre les mains du souverain, on le retrouve aussi chez le petit chef, le père, le professeur… Avec cette conception du politique, on découvre au contraire qu’il est une figure centrale du rire, y compris dans les milieux populaires. Si ces derniers ne rient pas des « politiques parisiens », comme ils disent, ce n’est pas seulement qu’ils sont trop loin : c’est aussi parce que, quelque part, ils ont déjà tout sous le nez ! Ils rient de figures comiques de proximité, qui évoluent dans un régime de pouvoir localisé, dans le champ de l’interaction sociale ordinaire : leur beau-père, leur patron, leur maire… Cela nous dit quelque chose de plus général sur le mécanisme du rire. Les théories du rire ont toujours insisté sur la dichotomie entre le même et l’Autre : on rirait d’abord de celui qui n’est pas soi, de ce qui est loin. En réalité, c’est tout le contraire : on rit de ce qui est proche, de ce qui nous ressemble.
Vous parlez d’une « introuvable culture partagée autour du rire et du comique »… Est-ce si difficile de trouver des figures universelles du comique ?
Cela n’a pas toujours été le cas : au Moyen-Age, les spectacles de jonglerie réjouissent aussi bien les seigneurs que le peuple. Par le mot d’esprit, le rire est ensuite devenu à la Renaissance une forme structurante de distinction sociale. On pourrait dire que le propre de la modernité est d’opérer une forme de séparatisme du « rire d’en haut », qui se distingue coûte que coûte du « rire d’en bas » : on ne montre plus explicitement, on suggère par allusion ; on n’exprime plus les antagonismes, on les euphémise ; on ne décrit plus seulement ce qu’on voit, on joue à suspendre le sens convenu des choses. Jean-Marie Bigard contre Raymond Devos, Cyril Hanouna contre Fabrice Luchini, Claudia Tagbo contre Stéphane de Groodt… Structurellement, on retrouve partout ces mêmes oppositions de style. Rares sont ceux qui transcendent ces différents registres. Chaplin a su inventer le « rire espéranto » – l’expression est de Jean Cocteau – capable de voyager au-delà des frontières linguistiques et culturelles. C’est ce qui le rend si unique. Ce qui domine aujourd’hui dans le rire, c’est plutôt la fragmentation.
Que nous reste-t-il de commun ?
Tout ce qui a fait l’objet d’une patrimonialisation, bien aidée par les multiples rediffusions à la télé : Louis de Funès, Les Bronzés, Les Visiteurs, Le Père Noël est une ordure… Jamel Debbouze est une figure en voie de patrimonialisation, aussi bien appréciée par les cadres et professions intellectuelles (62%) que par les ouvriers (58%). Mais ne nous y trompons pas : les réceptions restent très hiérarchisées. Les classes populaires célèbrent en Jamel sa condition de banlieusard, tandis que les classes supérieures apprécient la distanciation que permet sa posture d’étranger. Le rire reste une opération de classement.
Que reprochez-vous au rire d’aujourd’hui ?
Son absence de critique des structures. Qu’est-ce qui aujourd’hui régit et contrôle nos vies ? L’économie, la « base matérielle », comme dirait Marx. Or le rire ne s’y intéresse pas du tout !