L’enquête. Ces jeunes aux idées larges qui dessinent la France de demain

« Étude Fondapol : la France est de plus en plus à droite. » Dans son édition du 30 août, « le Figaro » affichait sa jubilation en une. « Dans les urnes et dans l’opinion, la France d’aujourd’hui est majoritairement à droite », affirme le journaliste dans l’article de présentation, en pages intérieures. Le politologue Dominique Reynié, directeur de la Fondation pour l’innovation politique (par ailleurs ancienne tête de liste UMP lors des élections régionales en Occitanie en 2015, ce que ne mentionne pas le quotidien), évoque la « droitisation de la société », thème que l’on retrouve à plusieurs reprises dans ce dossier. L’éditorial est titré « Majorité silencieuse », antienne de la révolution conservatrice depuis Richard Nixon, qui en avait fait son slogan de campagne.

Pourtant, on peine à trouver des preuves de ce pudding. On y démontre surtout la montée du vote protestataire et la banalisation des idées du Rassemblement national (RN) comme de sa principale figure, Marine Le Pen. Des faits qui ne sont pas en soi contestables. La seule matérialisation de cette « droitisation de la société » réside dans un chiffre : 57,7 % des Français se réclament de la droite. Pour atteindre ce chiffre, le laboratoire d’idées a agrégé les scores de tous les candidats de droite et d’extrême droite, ainsi que 60 % de celui d’Emmanuel Macron, puisque c’est la proportion de ses électeurs qui se réclament des « valeurs » de la droite. Soit. Question : la droitisation du champ électoral résume-t-elle le mouvement de la société ? Deux enquêtes passées sous les radars médiatiques cet été, ainsi qu’un sondage exclusif réalisé par l’Ifop pour « l’Humanité magazine » dépeignent au contraire une réalité pour le moins beaucoup plus contrastée, si ce n’est opposée.

Indice de tolérance au plus haut

Commençons par la Commission nationale consultative des droits de l’homme qui a rendu, mi-juillet, son rapport annuel – comme elle le fait depuis trente ans – sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, avec son fameux indice longitudinal de tolérance. Constitué de 75 questions posées dans le baromètre, ce dernier mesure l’ouverture culturelle et le refus des préjugés. Où en est-il en 2022, après un cycle électoral qui a notamment vu, une nouvelle fois, la présence de l’extrême droite au second tour de l’élection présidentielle et l’entrée de 89 de ses députés au Palais-Bourbon ? Au plus haut. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la société française n’a jamais été aussi « tolérante ». L’un des coauteurs de ce rapport, le sociologue Vincent Tiberj, nous a accordé un entretien afin de décrypter ces dynamiques (lire notre encadré).

Par ailleurs, comment expliquer ce record ? Il résulte principalement du renouvellement générationnel et de l’arrivée à l’âge de citoyen des nouvelles générations, qui sont à la fois plus diplômées et plus ouvertes sur le monde que les précédentes. En contribuant à rendre la société moins xénophobe, les « néocitoyens » modifient le contexte global qui à son tour rend un peu plus tolérantes des cohortes plus anciennes qui avaient grandi dans des contextes de socialisation plus fermés et « identitaires ».

Mixité : le « grand élargissement »

En juillet toujours, étaient rendues publiques les premières données de la deuxième enquête « Trajectoires et origines » (TeO), réalisée conjointement par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et l’Institut national d’études démographiques (Ined). Qu’y apprend-on ? Qu’un tiers de la population de moins de 60 ans a des origines immigrées, mais, surtout, que ces origines se diluent dans l’ensemble de la société, génération après génération, conséquence d’une mixité croissante des unions et donc d’un brassage de la population. Dans « le Monde », Patrick Simon, sociodémographe à l’Ined et coauteur de l’enquête TeO, résume ainsi : « La théorie du grand remplacement oppose des populations les unes aux autres, celles qui n’auraient aucun rapport à l’immigration à des nouveaux venus. Or, on voit que ce qui se produit c’est que les généalogies sont de plus en plus mélangées. On parle de grand élargissement. »

On retrouve au cœur de ces données, collectées auprès de 27 200 personnes, un facteur déjà évoqué et central dans la marche des sociétés : l’éducation et le niveau de diplôme. « Dans les familles où les enfants ont deux parents immigrés, la progression du niveau de diplôme est très forte, et même plus forte que dans le reste de la population sans ascendance migratoire », rapporte Mathieu Ichou, coauteur de l’enquête et chercheur à l’Ined. Au total, 29,6 % des hommes de 25 à 34 ans et 36 % des femmes de la même tranche d’âge disposent d’un diplôme du supérieur long (supérieur à bac + 2), soit près du double de la génération des 45-54 ans.

« L’intensité du soutien » aux mesures radicales

La combinaison de ces facteurs produit des changements, des bouleversements peut-être, dans le champ politique, qui sont sans doute plus difficilement perceptibles. D’où la prégnance du récit d’un glissement à droite de la France, une thèse à laquelle peut aussi s’abandonner une partie du « peuple de gauche. » Et pourtant…

L’enquête exclusive réalisée par l’Ifop pour « l’Humanité magazine » nous fournit des éléments de contre-récit. On y constate qu’ultramajoritairement les personnes interrogées se montrent favorables « à limiter, voire interdire certaines activités polluantes (vols en jet privé, utilisation de yachts, remplissage de piscines privées…) » – 75 % – et « à soutenir le mouvement MeToo » (77 %). « Alors qu’il y a une tendance à parler de césure générationnelle, on voit là que la jeunesse peut être diffusionniste, analyse Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop. Sur le climat, par exemple, la jeunesse a clairement imposé les termes du débat. » C’est l’ensemble de la société qui aurait tendance à devenir « woke », pour reprendre le mot aux relents fantasmatiques fétichisé notamment par « le Figaro ». Si les deux propositions sont majoritaires dans toutes les tranches d’âge, les 18-24 ans apparaissent comme les plus en pointe et les plus convaincus : 85 % de soutien à MeToo, dont 59 % de « tout à fait », et 83 % pour des solutions radicales en matière climatique, dont 50 % de « tout à fait ». « La différence, ce n’est pas le soutien, mais l’intensité du soutien », affine Frédéric Dabi.

L’immigration est une chance pour la France

En revanche, une fracture apparaît clairement sur la question de l’immigration : 33 % des plus de 35 ans considèrent que l’immigration est une chance pour la France et 51 % des moins de 35 ans font leur cette idée. Elle recueille même une majorité large de 60 % parmi les 18-24 ans. Illustration de l’impact du renouvellement générationnel. Dans la France des « mentalités », le curseur a plutôt tendance à évoluer vers la gauche donc. « Attention, il y a certes bien renouvellement, mais dans un contexte de désidéologisation et de dépolitisation des plus jeunes, nuance Frédéric Dabi. On l’a encore vu lors de l’élection présidentielle, avec un nouveau record d’abstention parmi les primo-votants. »

C’est cette même ligne de fracture que l’on peut justement repérer au moment du vote lors de l’élection présidentielle, mais dans une traduction imparfaite de la cartographie idéologique. D’une certaine façon, « le Figaro » n’a pas totalement tort lorsqu’il constate que les « stocks » sont favorables à la droite. Mais encore faut-il se pencher sur les « flux ». D’après les données de l’Ifop, Jean-Luc Mélenchon arrive en tête parmi les électeurs de moins de 34 ans, devançant Marine Le Pen (32 % contre 22 %). Même s’il est précédé parmi les 35-49 par la candidate de l’extrême droite (29 % contre 24 %), le leader de la France insoumise domine toujours d’une légère tête dans la totalisation des électeurs de moins de 50 ans. » Marine Le Pen décroche son ticket pour le second tour grâce au vote des 50-59 ans et dans une moindre mesure des plus de 60 ans, des tranches d’âge où Emmanuel Macron domine allègrement ses concurrents. L’imparfaite traduction électorale résulte d’une sous-participation de la frange la plus jeune (59 % de votants parmi les 18-24 ans et 54 % parmi les 25-34 ans), également la plus favorable à la gauche (dont le total atteint 45 % chez les moins de 35 ans), qu’aggrave une surparticipation des catégories les plus favorables à Marine Le Pen (80 % parmi les 50-59 ans) ou Emmanuel Macron (88 % chez les 60-69 ans). Si les moins de 35 ans constituent 25 % de la population en âge de voter, ils ne constituent que 18 % des électeurs de la présidentielle. Le différentiel de participation s’est avéré encore plus important lors des élections législatives, avec des records d’abstention parmi les nouvelles générations d’électeurs.

Une situation « à l’américaine » ?

Outre-Atlantique, la gauche, rendue moribonde par des décennies de néolibéralisme, a retrouvé une place de choix depuis une dizaine d’années sur la scène politique, en capitalisant sur le mouvement Occupy Wall Street, les deux candidatures de Bernie Sanders, et en jouant sur le levier générationnel des millennials (nés entre 1981 et 1996) et de la génération Y (nés depuis 1997), beaucoup plus progressistes que leurs aînés, en rendant centrales des idées marginales (Smic à 15 dollars, système de santé public universel, gratuité des universités publiques…).

Cela peut-il constituer un « scénario » d’inspiration pour la gauche française ? « Les similarités sont évidentes : la hausse du niveau de diplôme ; des thématiques de mobilisation identiques avec l’antiracisme, le féminisme et le changement climatique, avec une grande sensibilité aux inégalités sociales ; une jeunesse plus à gauche », constate Mathieu Gallard, directeur des études de l’Ipsos. Le cadre historique et la nature des institutions diffèrent certes, mais « la radicalité sociale et la radicalité écologique que l’on constate parmi la jeunesse », selon Frédéric Dabi, ne peuvent être qu’un terreau fertile pour la gauche.


Entretien. « La jeune génération a la volonté de changer de système »

Plus diplômés et plus ouverts sur le monde que la génération du baby-boom, les jeunes se trouvent aussi davantage en décalage avec l’offre politique. Le sociologue Vincent Tiberj, professeur à Sciences-Po Bordeaux, y voit le signe d’un « changement culturel profond ».

Le sondage Ifop pour l’« HM » révèle que 51 % des moins de 35 ans pensent que l’immigration est une chance et ils sont 82 % à soutenir le mouvement #MeToo. Plus globalement, quel est le visage de ce renouvellement générationnel ?

 On sait que plus une cohorte est récente et plus elle a tendance à être ouverte sur les questions de l’immigration, de genre. Cela renvoie à un changement culturel beaucoup plus profond, qui n’est pas qu’une histoire d’âge. Il affecte durablement les individus au-delà de leurs années de jeunesse. Ce phénomène s’explique à la fois par le renouvellement générationnel – les anciens sont plus conservateurs que les nouveaux qui arrivent – et par l’élévation du niveau de diplôme : 80 % de ces générations vont atteindre le bac. La moitié fera des études supérieures. Ce qui a un impact de meilleure compréhension du monde qui nous entoure, de l’acceptation de l’autre et de sa diversité.

Comment cette nouvelle génération se situe-t-elle dans le paysage politique ?

Ces dernières années, les jeunes, notamment les femmes, qui veulent changer le monde passent par l’engagement associatif. C’est un réel souci pour les partis politiques, qui doivent trouver le moyen d’articuler cette jeunesse engagée avec des projets politiques plus larges. Mais cela permet de comprendre pourquoi il existe un réel décalage, notamment sur les questions de féminisme, de discriminations, de violences sexuelles et sexistes, entre le monde politique partisan, qui reste un univers assez masculin, et des mondes associatifs de plus en plus féminisés. Il y a toujours des divisions genrées dans l’engagement politique, et il va bien falloir que ça change.

Ce grand mouvement féministe, antiraciste n’empêche pourtant pas de déplorer toujours autant, si ce n’est plus, d’actes racistes, antisémites, de féminicides…

Il y a un effet de mise en lumière grâce aux associations, aux réseaux sociaux. Aujourd’hui, la société fait attention aux questions des féminicides, des violences sexuelles et sexistes, des agressions homophobes. Elle les tolère de moins en moins. Ce n’était pas le cas il y a dix ans. De fait, on a l’impression qu’il existe une forme de recrudescence. En revanche, ce qui est moins visibilisé, comme les agressions contre les Roms, les musulmanes, est beaucoup moins combattu.

Cette nouvelle génération est très polarisée à gauche, notamment vers la France insoumise et la Nupes, mais aussi vers l’extrême droite. Pourquoi une telle contradiction ?

Les partis au pouvoir sont ceux des anciens. Clairement, en 2017 et en 2022, on observe que le parti au pouvoir n’est pas celui de l’avenir. L’électorat d’Emmanuel Macron s’est droitisé. Cette polarisation de l’extrême droite d’un côté et de la gauche de l’autre montre que la jeune génération a la volonté de changer le système. Mais les inégalités sociales sont très fortes. Certaines jeunesses vont mal, celles qui n’ont pas forcément réussi leurs études, qui sont sur le marché du travail et confrontées aux boulots précaires, mal payés. Cette souffrance se traduit dans certains cas par le vote Jean-Luc Mélenchon, mais aussi par celui pour Marine Le Pen qui entretient un discours de protection des plus faibles. Et puis il y a un petit bloc masculiniste que l’on retrouvera du côté d’Éric Zemmour. Mais toutes ces jeunesses restent invisibles dans les médias. Alors qu’il existe une effervescence intellectuelle extrêmement forte dans les milieux écologistes, féministes, antiracistes. Les jeunes sont en train de se créer leur propre système d’information. CNews ne représente pas la France, la chaîne d’info en continu s’adresse aux vieux Blancs.

Ce que les médias nomment le camp de la raison – celui des partis traditionnels – a-t-il donc loupé le coche avec le renouvellement générationnel…

Oui. Les partis politiques, mais aussi les syndicats se retrouvent face à des jeunes qui ne s’engagent plus de la même façon. Ils ne prennent plus de carte dans un parti ou un syndicat. Il va falloir trouver d’autres manières de faire cause commune, de créer du collectif différemment. Mais l’important, c’est déjà de s’en rendre compte.

Ce renouvellement est-il porteur d’espoir ?

Bien sûr ! De toute façon, il est là. Nous sommes à un moment où les générations du baby-boom restent les mieux représentées politiquement. Mais elles vont disparaître. Les demandes sociales, politiques, intellectuelles, normatives, culturelles qui émergent ne sont pas entendues pour l’instant, alors le changement sera brusque. Les questions de genre nous ont tous chamboulé dans nos manières de raisonner. Elles changeront durablement les rapports entre les hommes et les femmes. Ces nouvelles générations dicteront l’agenda de demain. Et c’est une très bonne chose.