
Publié le 5 sept. 2022 à 6:57
Début de semaine décisif pour TF1 et M6, alors que l’Autorité de la concurrence (ADLC) auditionne les deux chaînes, leurs maisons-mères, mais aussi de nombreux concurrents et acteurs du marché. Pourquoi cette fusion ? Quels sont les arguments des deux chaînes ? Ce mariage peut-il se faire et sous quelles conditions ? Quelles seraient les conséquences d’un « non » de l’antitrust ? Retour en huit questions sur cette fusion qui pourrait bouleverser le paysage de l’audiovisuel.
1. A quoi devrait ressembler le nouvel ensemble si la fusion se faisait ?
La fusion entre le groupe TF1, le leader de la télévision privée en France, et M6, son challenger, va créer un mastodonte à l’échelle de l’Hexagone, même si, comme le rappellent régulièrement les promoteurs de la fusion, ils resteront des « nains » dans une perspective internationale.
TF1 a réalisé un chiffre d’affaires d’un peu plus de 2,4 milliards d’euros en 2021 et M6, 1,4 milliard d’euros. Ils affichent des résultats opérationnels courants respectivement de quelque 343 millions et 347 millions . En Bourse, TF1 pèse environ 1,3 milliard d’euros et M6, 1,5 milliard.
En termes d’audience, le nouveau groupe représenterait une audience totale cumulée de 38,5 % (sur la base des audiences 2021 des chaînes qu’ils conservent, selon Médiamétrie). Les deux groupes se sont engagés à vendre 6Ter et TFX à Altice, pour respecter le nombre de chaînes maximales.
Essentiellement financés par la publicité, les deux groupes détiendraient ensemble environ 75 % du marché publicitaire, et c’est sur ce point que le bât blesse justement.
La nouvelle structure serait dirigée par Nicolas de Tavernost, le patron de M6 . Une marque de confiance de Bouygues à son égard, car il est relativement rare que ce soit le dirigeant de l’entité rachetée qui prenne la tête du nouveau groupe…
2. Pourquoi les deux chaînes veulent-elles se marier ?
TF1 et M6, comme leur maison-mère, mettent en avant la nécessité de s’associer, invoquant une « urgence », un « enjeu de souveraineté » comme l’avait dit Martin Bouygues, face à la concurrence des géants comme Google, Facebook, Netflix et consorts, qui ont mis à mal le modèle économique de la télévision.
Les télévisions traditionnelles risquent d’être marginalisées alors que les géants de la vidéo à la demande par abonnement (Netflix, Disney+, Amazon Prime Video, etc.) ont les milliards pour investir dans les programmes, maîtrisent toute la chaîne de valeur (Amazon a par exemple acquis les studios MGM) et gardent leurs productions et les meilleurs talents pour eux-mêmes. Et ce d’autant que ces géants font des incursions de plus en plus fréquentes sur les terrains de jeu traditionnels des chaînes de télévision, comme le divertissement ou le sport (en témoigne l’acquisition des droits de la Ligue 1 ou des matchs en soirée de Roland-Garros par Amazon, ce qui avait suscité la polémique).
En outre, Netflix, Disney + et autres sont en train d’introduire des offres avec publicité, qui peuvent à terme représenter un danger sur le coeur du financement des chaînes de télévision.
S’associer permettrait d’avoir plus de moyens pour réaliser des investissements dans les contenus, de mieux faire circuler les oeuvres audiovisuelles, mais aussi de pouvoir investir massivement dans le streaming, alors que la télévision se consomme de plus en plus de façon dé-linéaire.
3. Pourquoi le mariage est-il compromis ?
Alors que, pendant des mois, bon nombre d’observateurs du marché s’attendaient à ce que la fusion se fasse, dans un contexte où les pouvoirs publics avaient laissé entendre plus ou moins ouvertement qu’ils y étaient favorables, un rapport des services de l’Autorité de la concurrence a fait l’effet d’une douche froide en juillet. TF1 et M6 ont alors prévenu que la nature et l’étendue des remèdes préconisés pourraient enlever toute « pertinence » au projet des parties, qui, dans ce cas, l’« abandonneraient ». « Le rêve de créer d’un champion français de l’audiovisuel n’est pas forcément partagé à ce stade par l’analyse des services de l’Autorité de la concurrence », a résumé Gilles Pélisson, le patron de TF1. Dans ce rapport, la cession de M6 serait proposée par exemple, ce qui enlèverait tout intérêt à la fusion.
Les deux groupes et leurs maisons-mères avaient promis 250 à 350 millions d’euros de synergies lors de l’annonce du projet, sans en préciser les contours. Les remèdes annoncés ne doivent pas amputer trop largement ces synergies.
4. Quels sont les engagements des deux groupes ?
Même si la fusion semble compromise, les deux groupes espèrent encore. Bouygues a proposé mi-août une douzaine d’engagements pour répondre à l’antitrust. Ils concernent notamment la circulation des oeuvres audiovisuelles (un même film récent ne sera pas diffusé sur plus de trois chaînes après une primo-diffusion sur TF1 ou M6) ; la séparation des régies de TF1 et M6 pour commercialiser la publicité linéaire avec une autonomie commerciale (pour inciter les ex-concurrents à se dépasser l’un l’autre, il y aura une rémunération variable des dirigeants de la régie) ; le non-couplage des offres ; la mise en place d’une régie séparée pour la radio ; le maintien des contrats de distribution en cours avec les opérateurs télécoms et distributeurs, ainsi que la prolongation des contrats d’un an. Tous ces engagements sont pris pour trois ans.
A priori, selon nos informations, ces premières concessions entrent dans l’enveloppe des synergies.
Mais à peine l’encre sèche, les détracteurs du projet de fusion se sont élevés contre ces remèdes, que certains considèrent comme « symboliques ». Les mesures ne seront pas suffisantes, selon eux, pour amoindrir le leadership du nouveau groupe sur le marché publicitaire, d’autant qu’elles ne concernent que la publicité linéaire. Et elles ne contiennent aucun nouvel engagement substantiel dans le domaine de la production – à part sur les films français – et aucun dispositif garantissant l’indépendance des rédactions. En outre, la durée de trois ans apparaît courte, selon certains.
Plusieurs distributeurs de TF1 (opérateurs télécoms, Canal, etc.) sont très remontés : d’ailleurs, Canal+ a mis un gros coup de pression, à quelques jours des auditions devant l’Autorité de la concurrence, en coupant le signal de TF1. Ce dernier, fort de « sa position dominante », exige en particulier le « versement d’une rémunération très importante » pour ses chaînes « gratuites » de la TNT, argue la filiale de Vivendi.
5. Les deux groupes pourraient-ils aller plus loin dans leurs concessions ?
C’est toute la question mais a priori oui. Bouygues pourrait faire de nouvelles concessions en fonction des remarques et questions du collège de l’ADLC lors des auditions ou juste après.
D’après nos informations, Bouygues pourrait consentir à une durée plus longue de séparation des régies (autour de cinq ans), qui ne porterait pas seulement sur les chaînes TF1 et M6, mais incluant aussi les « petites » chaînes (TMC, TF1 Séries Films, Gulli, etc.).
TF1 et M6 n’ont pas divulgué les « lignes rouges ». Mais une cession de M6 semble exclue. Ils n’ont pas intérêt à faire trop de concessions s’ils veulent que l’opération reste intéressante. Comme l’a déjà dit, Nicolas de Tavernost, à la tête de M6, la fusion « ne se fera pas à n’importe quel prix » . Et ce d’autant que, depuis l’annonce de l’opération, le cours de M6 a beaucoup baissé.
6. Pourquoi la fusion peut-elle avoir des enjeux à l’international ?
La fusion est certes une opération entre deux groupes français, mais elle devrait avoir des impacts hors de nos frontières. En effet, si l’ADLC fait évoluer sa position sur la notion de « marché pertinent », cela aurait des effets collatéraux sur l’appréciation d’autres autorités de la concurrence.
En tenant compte des récents bouleversements de l’industrie – avec la concurrence de Google, Facebook et autres d’un côté, et celle de Netflix, YouTube, Amazon et Disney + de l’autre -, TF1 et M6 plaident pour que le marché de référence pour examiner une éventuelle position dominante ne soit pas seulement celui de la télévision, mais inclut aussi l’univers numérique. Auquel cas, ils ne détiendraient plus 75 % du marché télévisé, mais leur poids serait dilué : en incluant la vidéo (YouTube, etc.), ils auraient autour de 43 %, selon Barclays.
Si l’ADLC donne un verdict favorable, RTL Group pourrait envisager d’autres opérations à l’étranger. Thomas Rabe, le patron de Bertelsmann (maison-mère de RTL Group, qui détient M6) a d’ailleurs prévenu dans le « Financial Times » que si la fusion ne se faisait pas, ce serait une occasion perdue non seulement pour cette année, mais pour le long terme ». Il a mis en garde contre « l’impact profond sur l’ensemble du secteur de la télévision européenne ».
7. Quelle est la probabilité que la fusion se réalise ?
Ces lundi et mardi 5 et 6 septembre, l’ADLC va auditionner à la fois les initiateurs du projet et les parties prenantes (d’autres groupes de médias type NRJ, France Télévisions, Canal + ), mais aussi des spécialistes de la publicité, des opérateurs télécoms et, selon nos informations, Netflix ou encore le Spect (Syndicat des producteurs créateurs de programmes audiovisuels), pour représenter les producteurs. Les dirigeants de Bouygues seront présents et accompagnés sans doute d’avocats et d’économistes. Pour RTL, Thomas Rabe devrait être là. La décision finale est attendue en octobre, le 17, selon « Le Monde ».
De l’avis de plusieurs professionnels extérieurs, les chances que la fusion se réalise sont limitées, même si Bouygues et RTL Group y croient. D’ailleurs, le marché boursier ne « price » pas la fusion, au vu des cours. En clair, les investisseurs n’y croient pas.
Mais rien n’est joué tant que le collège de l’ADLC n’aura pas rendu son verdict. Un avantage sera sans doute dans la composition du collège, qui sera élargi avec des membres de sociétés extérieures (Atos, Eutelsat…), et des professionnels du droit, appartenant aux membres « non permanents » de l’ADLC.
Certains espèrent aussi un potentiel coup de pouce du gouvernement. Là encore, la probabilité est très faible. Le gouvernement pourrait « sauver » l’opération, au nom de l’intérêt général (via un « pouvoir d’évocation »), comme dans le cas d’école William Saurin en 2018 . Mais même si les pouvoirs publics se sont montrés favorables à ce mariage, cela semble politiquement compliqué d’aller contre une autorité indépendante. Il n’y a pas ici de risque de faillite à court terme. L’image serait désastreuse à l’international. Surtout, cela pourrait donner des arguments à ceux qui ne manqueraient pas d’attaquer la décision auprès du Conseil d’Etat.
D’ailleurs, la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, qui s’est exprimée il y a quelques jours sur Europe 1, n’a pas laissé passer le message que le gouvernement allait « se mouiller ».
8. Que va-t-il se passer si la fusion échoue ?
Pas facile de convaincre de nouveau les investisseurs et observateurs de leur futur en « célibataire » après avoir crié haut et fort que ce mariage était une nécessité, une sorte d’urgence… Gilles Pélisson avait dit qu’il avait un « plan B », lors de la présentation des résultats trimestriels de TF1, mais sans le détailler. Nicolas de Tavernost a prévenu, dans un entretien à « Télérama », qu’en cas d’échec, « il est évident qu’on ne restera pas en l’état ». Ajoutant : « Pour l’heure, on est concentrés sur la fusion. Je joue gagnant, pas perdant. »
Il est vrai que si l’ADLC dit « non » (ou « oui », mais avec tellement de conditions que la fusion n’aurait plus de sens), Bertelsmann n’aura que peu de temps pour se retourner. Le renouvellement de la fréquence de M6 doit intervenir au printemps prochain. Or, la loi interdit toute revente de fréquence dans les cinq ans suivant le renouvellement. De fait, Bertelsmann se retrouverait « coincé ».
Un « non » aurait aussi des conséquences sur d’autres groupes. D’abord sur Altice, à qui TF1 et M6 doivent vendre deux chaînes sous condition que la fusion se fasse. Si le mariage échouait, la maison-mère de BFMTV n’aurait donc pas 6Ter et TFX.
Un « non » aurait aussi des conséquences pour Salto, la plate-forme de SVOD de France Télévisions, TF1 et M6. Le groupe public a indiqué sa volonté de sortir si la fusion se faisait. Salto peut-il continuer à exister avec un actionnaire moins motivé, en tout cas prêt à sortir ? Et ce alors même que TF1 et M6 veulent eux-mêmes développer le streaming. TF1 avait, par exemple, lancé MyTF1 Max, payant et sans coupure publicitaire.