En Bulgarie, dans la vallée des Roses, le secret bien gardé des armes livrées à l’Ukraine

Nichée en plein centre de la Bulgarie, la vallée des Roses aime se présenter comme un haut lieu de la production mondiale d’essences odorantes. Mais, derrière la carte postale, la réalité de l’économie locale lui vaut un tout autre surnom, inspiré du groupe de hard-rock américain : « Guns N’Roses ». A Kazanlak, « capitale » de cette vallée et cité postcommuniste typique, avec ses barres de HLM grisâtres, il ne faut pas longtemps pour comprendre que les cinquante mille habitants vivent bien plus des « guns », les armes produites chez Arsenal, la gigantesque usine qui occupe des dizaines d’hectares en périphérie, que des « roses », qui n’ont pas encore pointé leurs bourgeons en ce début de printemps.

Devant le gigantesque portique de type soviétique d’Arsenal, le parking déborde de voitures d’ouvriers venus de toute la région. L’usine tourne en effet comme jamais depuis la fin du communisme. Des centaines d’offres d’emploi sont affichées sur le site Internet, et à l’intérieur du complexe, qui reste interdit d’accès à la presse, un chantier d’extension est en pleine activité. « Les roses, cela n’emploie pas dix mille personnes comme les armes, d’autant qu’il faut commencer à les ramasser à 3 heures du matin », sourit Dobromir Totev, ancien directeur national de l’armement et colonel à la retraite, originaire de cette ville à la riche histoire militaro-industrielle.

Un pont aérien

Les raisons de ce subit regain d’activité sont un secret sensible : Arsenal, comme sa cousine VMZ, installée un peu plus en amont, dans la ville de Sopot, travaille massivement pour l’armée ukrainienne, qui a un besoin urgent de munitions aux standards soviétiques. Or, la Bulgarie est le seul pays à en produire encore dans l’Union européenne (UE), avec la Roumanie et la République tchèque. Mais la discrétion reste de mise : bien que membre de l’OTAN, la Bulgarie est traversée par un fort mouvement prorusse – 20 % des Bulgares déclarent soutenir Moscou dans le conflit. Aussi, même si un pont aérien a été mis en place dès les premières semaines de la guerre pour fournir des munitions à l’Ukraine, via la Pologne, les dirigeants de ce pays de 6,9 millions d’habitants ne l’ont jamais admis officiellement.

« Bien sûr qu’on sait que tout va en Ukraine », lâche avec un grand sourire Nikuleta, ouvrière de VMZ. « On se tue à la tâche tellement il y a du travail en ce moment », témoigne-t-elle, tout en se disant « contente qu’on ait de quoi payer les salaires ». Affichant des résultats record, Arsenal, premier employeur privé du pays avec plus de neuf mille salariés, se vante d’avoir augmenté les salaires à environ 1 000 euros mensuels en moyenne, un niveau confortable pour la Bulgarie. Pourtant, Hristo Ibouchev, le patron d’Arsenal, raccroche le téléphone dès que l’on évoque l’Ukraine. « C’est possible que les armes aillent en Ukraine », reconnaît du bout des lèvres Katya. Comme elle, beaucoup d’ouvriers ont aussi du mal à se l’avouer. Rencontrée devant l’usine, elle se dit « plutôt prorusse », tout en étant payée à contrôler la qualité d’armes à destination de Kiev. Comment gère-t-elle cette contradiction ? « J’essaie de ne pas y penser », glisse-t-elle, avant de s’engouffrer dans sa voiture.

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