Le sisu ou l’art d’être heureux comme un Finlandais

Le lundi 20 mars, l’ONU révélera son classement annuel des pays où il fait le meilleur vivre au monde. En 2022, la Finlande affichait la note faramineuse de 7,82 sur 10 dans ce classement mondial du bonheur. Loin, très loin devant la France, en vingtième position. La Finlande affiche une progression chaque année de son propre record [7,63 en 2018, 7,76 en 2019, etc.]*. Parmi les spécificités notables, les Finlandais, dans un pays recouvert à 70 % de forêts, dorment beaucoup, boivent énormément de café. Et musclent leur sisu.

Le sisu, c’est un nom de pastille à la réglisse que les Finlandais se collent sous la langue depuis 1928. Mais c’est surtout un terme finnois venu du fond des âges, utilisé dans de multiples situations pour évoquer soit un principe, soit un mode de vie. Pour tenter de définir ce qu’est le sisu, et en quoi il est une arme redoutable dans la quête du bonheur, nous sommes allés à la rencontre, à Helsinki, de Katja Pantzar, une journaliste qui s’est livrée à l’exercice périlleux de le traduire en livre : Les Finlandais sont des gens heureux, chez Belfond.

Le Point : « Sisu » est un mot que tous les Finlandais comprennent. Comment le traduire ?

Katja Pantzar : Je n’avais moi-même pas saisi le sens profond de ce mot avant de revenir en Finlande. J’ai longtemps vécu au Canada, où les hivers sont aussi très rudes. Mais, à la différence du Canada, en Finlande, les gens pédalent en plein hiver, vont nager, même quand il fait froid et nuit ! C’est toute la différence. C’est expérimenter une autre culture, un autre mode de vie, qui m’a fait comprendre ce que voulait dire « sisu ». C’est une force qui fait que, confronté aux intempéries, on ne reste pas au chaud ! Plus généralement, « Sisu » veut dire tourner les difficultés en opportunités. Ça vous rend plus fort. Vous avez sans doute entendu parler de la façon dont, durant la Seconde Guerre mondiale, les Finlandais ont tenu tête aux Russes, et aux Jeux olympiques en 1972. Chez nous, il y a cette idée que, même petit – le pays compte seulement 5,5 millions d’habitants –, on n’est jamais « game over »…

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Dans un numéro du Time de 1940, on peut lire que le sisu est un « mélange de bravade et de bravoure, de férocité et de ténacité, de capacité à continuer à se battre après que la plupart des gens ont renoncé ». Le terme est utilisé pour les exploits sportifs aussi bien que pour les victoires militaires, au sens de « réserve de résilience »…

C’est vrai, le sisu fait partie de la langue depuis très longtemps et s’emploie dans des champs très différents. Lorsqu’on s’élance à vélo sous la neige, il n’est pas rare que votre voisin vous lance un « Olet sisukas ! ». S’il fallait le définir, je dirais que c’est une forme unique et spécifiquement finlandaise de résilience et de persévérance face à l’adversité. Le concept est littéralement intraduisible, on peut dire que c’est une force d’âme ou un pouvoir psychologique qui permet de se ressaisir, physiquement et mentalement, mais c’est aussi un mode de vie, une sobriété rustique, un désir de frugalité.

Alors, comment travailler cette force ?

Pour moi, cela passe par le vélo, mais surtout par les bains de mer, même en plein hiver. Il y a des dizaines de clubs de baignade à Helsinki. Le mien, qui compte 400 membres, est si prisé qu’il faut désormais une cooptation pour y entrer. Le pic de fréquentation se situe entre 6 heures et 8 heures du matin. Et ce qui est extraordinaire, c’est que ça ne coûte rien ! Vous plongez dans l’eau glacée et remettez votre cravate pour aller travailler. C’est évidemment associé à un passage par le sauna, avant ou après, c’est selon.

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La pratique du sauna contribue-t-elle aussi, selon vous, au bonheur ?

Le sauna, en Finlande, c’est comme le café, ou l’eau, ou l’air. C’est quelque chose qui appartient à la culture, que tout le monde a toujours pratiqué. Il est tout à fait commun, par exemple, d’aller dîner chez des amis et d’aller au sauna ensemble avant de manger. Ça peut être dans un appartement, en ville ou dans un cottage dans la forêt. Il y a un sauna dans chaque habitation. Ça fait partie de la vie finnoise. Ça vous permet de faire une pause, de vous réchauffer, de suer pour éliminer les toxines. C’est un moyen de vous rééquilibrer personnellement aussi. Parce que vous retirez tout ce que vous avez sur vous, les signes distinctifs que vous portez la journée, votre montre. Vous êtes nu. Je ne pense pas que le sauna fasse partie des éléments qui permettent à l’ONU de mesurer le bonheur, c’est-à-dire la qualité de vie, mais, en Finlande, cela y participe très certainement.

En France, l’accès au sauna est strictement réglementé. Est-ce la norme ?

De nombreux pays affichent en effet des mises en garde terribles ! Ils ont inventé une longue liste d’interdictions, pour des problèmes cardiaques, les femmes enceintes, les enfants de moins de 18 ans… Mais, ici, tout le monde va au sauna ! Les femmes enceintes vont au sauna, et mon fils avait peut-être 3 ou 4 mois lorsque je l’y ai amené pour la première fois. Il a grandi dans un sauna. Il a appris à marcher dans un sauna !

Lorsqu’on évoque le bien-être à la finlandaise, on a envie de faire le rapprochement avec les autres concepts nordiques, comme le lagom, le hygge, etc.

Ces concepts évoquent une certaine « cosyness », globalement le fait de rester au chaud. De même que le bien-être sur le continent américain est indexé à l’argent. Il faut un coach personnel, pratiquer le dernier régime, la dernière discipline. Le bien-être y est un effet de mode, qui change sans cesse et qui nécessite en général l’acquisition d’accessoires ! Alors que le sisu, vous pouvez tout faire vous-même. Les Nordiques savent garder les choses simples et sensibles, sans achat d’équipements, sans programme supplémentaire. Le sisu est en soi, la pratique est partout, autour de vous.

Le sisu serait donc intérieur, mais se pratique dehors. Faites-vous la relation entre le corps et l’esprit ?

Je pense que tout le monde possède une disposition d’esprit sisu. Mais nous utilisons le mot « sisu », plutôt que « résilience », par exemple, car nous n’avons pas forcément à pédaler sous la neige ou à nager dans l’océan déchaîné pour nous entraîner. Il faut plutôt trouver ce qui fonctionne pour vous, spécifiquement, dans votre vie. Ça peut être de faire vos trajets à pied plutôt que de conduire, d’avoir une conversation que vous redoutez avec votre patron. Ça peut se traduire en action lorsque vous vous retrouvez au chômage et devez vous réinventer. C’est un muscle mental sur lequel vous pouvez travailler en toutes circonstances. Il est normal d’être contrarié ou triste, mais, même dans ces circonstances, il s’agit de considérer les portes que l’on peut ouvrir.

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Un « muscle mental » pour atteindre le bonheur ?

Ça dépend, bien sûr, de la façon dont vous définissez le bonheur ! Si vous estimez que cela veut dire courir partout avec un grand sourire et trouver que tout est formidable, je ne suis pas certaine que ça fonctionne. Mais je pense que, si vous considérez la qualité de vie et le contrôle que vous exercez sur votre vie au sens d’accès aux choses qui comptent pour vous, alors cette définition est valable.

De nombreuses études montrent que 96 % des Finlandais passent du temps dans la nature au moins deux fois par semaine. Je pense que le fait de pouvoir accéder à la nature facilement, d’avoir des parcs nationaux et de l’eau partout dans laquelle nous pouvons nager contribue au bonheur, lequel n’est pas un but en soi mais une façon de vivre les choses. C’est sans doute la différence entre notre conception du bonheur et celle d’autres cultures. D’ailleurs, pour revenir à l’ONU, le fait que la plupart des gens aient ici accès à égalité à l’éducation gratuite, à la nature, à la sécurité constitue des sources quotidiennes de joie prises en considération dans le classement.

Le bonheur finlandais, diriez-vous qu’il est plutôt réel ou ressenti ?

Je crois que les Finlandais ne pourraient pas vous dire : « Oh, comme nous sommes une nation heureuse ! » Cependant, s’il fallait qualifier leur nation, ils énuméreraient certainement, comme je le fais, toutes les choses satisfaisantes dans leur vie. Ce qui nous ramène en un sens au sisu, et à la raison pour laquelle les gens continuent d’avancer. Les Finlandais ne se reposent pas sur leurs lauriers en se disant « nous sommes les meilleurs, nous sommes fabuleux ». S’ils sont heureux, c’est dans leur façon d’agir. Une société relativement libre et égalitaire, c’est ce genre de choses qui compte.

Les Finlandais sont des gens heureux. Le sisu ou comment retrouver sa force intérieure, de Katja Pantzar. Traduit du finnois par Daniel Roche (Belfond, 256 pages, 18 euros).

*Le « World Happiness Report » est réalisé pour l’ONU par un croisement d’index (croissance du PIB, confiance des ménages, baisse du chômage, hausse des salaires)

Source: lepoint.fr