Au Nigeria, Bola Tinubu, un businessman à la tête d’un pays en difficulté

Bola Tinubu (au centre) célèbre sa victoire au siège de campagne de son parti après avoir remporté l’élection présidentielle. A Abuja, (Nigeria), le 1er mars 2023.

Trois mois après les élections générales contestées du 25 février, Bola Ahmed Tinubu succède officiellement à Muhammadu Buhari à la présidence du Nigeria ce lundi 29 mai. Après une période électorale éprouvante, marquée par une grave pénurie de liquidités et de carburant dans le pays, beaucoup comptent sur cette passation de pouvoir pour donner un nouvel élan au Nigeria.

Le pays le plus peuplé d’Afrique s’enfonce dans une crise économique sans fin et fait face à une insécurité généralisée qui entrave sévèrement sa croissance. « Nous attendons de voir comment la nouvelle administration va se saisir des enjeux économiques fondamentaux et notamment s’il va y avoir une tentative de réduire les dépenses », note Idayat Hassan, la directrice du Centre pour le développement et la démocratie (CDD) d’Abuja. « L’insécurité est bien évidemment un autre sujet pressant. On ne peut pas envisager d’avoir une économie performante dans un contexte sécuritaire difficile », ajoute-t-elle.

Le Nigeria est confronté à une insécurité endémique, qui touche l’ensemble de son territoire. Dans le Nord-Est, les djihadistes de l’Etat Islamique en Afrique de l’Ouest (Iswap) contrôlent toujours de larges pans de territoire alors que des groupes affiliés à Boko Haram restent actifs sur le pourtour du lac Tchad. Depuis la mort d’Abubakar Shekau, le chef historique de l’organisation terroriste, en mai 2021, des milliers de civils et d’anciens combattants se sont rendus aux autorités, posant l’épineuse question de leur réintégration dans la société.

Reprise des enlèvements de masse

La situation est également très inquiétante dans le nord-ouest du Nigeria, où des groupes armés surnommés « bandits » sèment la terreur parmi la population. Après une relative accalmie durant la période électorale, les enlèvements de masse ont repris à un rythme soutenu. Des écoles, des églises, sont régulièrement la cible de ces hommes, considérés comme des terroristes par le gouvernement nigérian. Leurs attaques incessantes paralysent l’économie locale et menacent la sécurité alimentaire, les paysans ayant de plus en plus peur de se rendre dans leurs champs.

Joshua Jonathan et son fils de 9 mois, Christian, qui se rétablit dans un hôpital de Kunji, dans le sud de Kaduna, (Nigeria), le 27 avril 2023. Christian a reçu une balle dans la jambe par des hommes armés non identifiés qui lui ont également coupé le doigt après avoir tué sa mère.

Dans le centre du pays, ce sont les tensions entre éleveurs et agriculteurs, pour le partage des ressources, qui dégénèrent régulièrement en une spirale de violences fratricides. Ces deux dernières semaines, près de 200 personnes ont été tuées et des centaines d’autres ont été déplacées dans l’état de Plateau, après la destruction de plusieurs villages.

Dans le sud-est du Nigeria, les difficultés économiques et le sentiment d’abandon des populations ont contribué à la montée en puissance de groupes séparatistes, qui s’en prennent régulièrement aux bâtiments publics et aux commissariats de la région. Mardi 16 mai, quatre employés nigérians du consulat américain ont été tués dans l’attaque de leur convoi, dans l’état d’Anambra. Régulièrement pointé du doigt par les autorités, le mouvement séparatiste du Peuple indigène du Biafra (IPOB) a condamné cette attaque. Mais ses membres réclament toujours la libération de leur chef, Nnamdi Kanu, emprisonné à Abuja depuis qu’il a été ramené de force au Nigeria juillet 2021.

Amertume des jeunes

« Les Nigérians attendent du président un discours d’unité et d’inclusion de tous les groupes ethniques et de toutes les religions, affirme Idaya Hassan. Mais il y a aussi une réelle nécessité d’inclure les plus jeunes et les femmes dans la nouvelle administration. » Le nouveau chef de l’Etat, 71 ans, est effectivement loin de faire l’unanimité dans un pays où plus de la moitié de la population a moins de 18 ans. Après la répression dans le sang d’un mouvement de protestation contre les violences policières et la mauvaise gouvernance en octobre 2020, une bonne partie de la jeunesse nigériane croyait que le changement pourrait venir des urnes. La défaite de l’opposant Peter Obi, troisième homme de la dernière élection présidentielle, marquée par des irrégularités et des violences, n’a fait qu’accroître l’amertume des jeunes, qui sont de plus en plus nombreux à « japa » – c’est-à-dire à fuir leur pays, ravagé par la crise économique.

Au mois d’avril, l’inflation a dépassé les 22 % au Nigeria. « Il va vraiment falloir se saisir de ce problème à bras-le-corps, sans oublier la question de la dette et du déficit fiscal », énumère Tunde Ajileye, analyste au sein du cabinet SBM Intelligence, à Lagos. Huit ans après son accession au pouvoir, Muhammadu Buhari laisse derrière lui une lourde ardoise, avec une dette nationale qui pourrait dépasser les 150 milliards de dollars (140 milliards d’euros) cette année.

« De ce que l’on sait du style de gouvernance de Tinubu, il y a peu de chance qu’il fasse dans la sobriété, estime Tunde Ajileye. On peut au contraire s’attendre à un gouvernement encore plus important et à la création de nouvelles agences étatiques. » En revanche, il est attendu que le nouveau président revienne sur les politiques protectionnistes chères à son prédécesseur : celui-ci a notamment imposé une série de restrictions sur les importations, dans l’espoir de favoriser la production locale. Mais la fermeture unilatérale des frontières du Nigeria entre 2019 et 2020, due à l’épidémie de Covid-19, a fait bondir le prix du riz et d’autres denrées alimentaire de base.

Pénurie de nouveaux billets

Les futures relations entre le gouvernement et la Banque centrale du Nigeria (CBN) seront également scrutées de près. Son gouverneur – un proche du désormais ex-président Muhammadu Buhari – est sur la sellette après avoir émis des directives qui ont plongé le pays dans le chaos en début d’année. La banque centrale avait décidé de remplacer l’intégralité des billets de banque du pays, en l’espace de six semaines. La population avait massivement ramené ses liquidités en banque, mais sans obtenir les nouveaux billets, bien trop rares. La pénurie qui s’est ensuivie aurait affecté 76 % des commerces nigérians selon SBM intelligence. Juste après les élections, la mesure contestée a été reportée sine die et les banques ont remis les anciens billets sur le marché. Par ailleurs, beaucoup espèrent aussi que la nouvelle administration mettra de l’ordre dans un système de change extrêmement complexe, composé de régimes multiples.

Mohammed Abdul, un agriculteur qui a déclaré qu’il « devait recommencer depuis le début » après avoir perdu tous ses biens agricoles lors d’attaques violentes dans le nord du Nigéria, travaille dans une rizière du village d’Agatu, dans le centre-nord du Nigéria, le 5 janvier 2022.

Enfin, il s’agira pour le nouveau gouvernement de renflouer les caisses de l’Etat, dont les réserves de change se sont effondrées avec la stagnation des exportations de brut. « Le Nigeria n’a pas été capable d’atteindre le quota fixé par l’Organisation des pays producteurs de pétrole depuis un bon moment et des investissements sont nécessaires dans ce secteur », constate Tunde Ajileye. L’ouverture de la mégaraffinerie du groupe Dangote en bordure de Lagos, inaugurée lundi 22 mai, pourrait faciliter la levée des subventions sur les importations d’essence qui coûtent 400 milliards de nairas (800 millions d’euros) par mois au Nigeria.

Dans l’ensemble, les analystes estiment que Bola Ahmed Tinubu sera « plus ouvert au business » que ne l’était son prédécesseur. Le nouveau chef de l’Etat est connu pour être un fin stratège et un faiseur de rois avisé. « Il a passé des accords avec de nombreuses personnes qu’il doit aujourd’hui récompenser, donc il doit faire en sorte que l’économie tourne, assure Tunde Ajileye. On peut s’attendre à une plus grande activité économique, même si la corruption va sans doute encore augmenter. » Bola Tinubu a désormais soixante jours pour nommer son nouveau gouvernement.

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