
Paris, le 24 mai
Chers tous,
Je vous écris cette lettre après mon retour d’Ukraine. Les retrouvailles à la gare de Kyiv [Kiev, en ukrainien] avec Sasha, sa fête d’anniversaire, les repas de famille, tout cela me paraît déjà si lointain, presque onirique. Depuis début mai, les rachistes [contraction de « russes » et de « fascistes »] n’arrêtent pas de tirer : missiles et drones volent dans le ciel ukrainien tous les deux jours. La défense antiaérienne fait des miracles : elle parvient à les neutraliser presque tous ! Je garde un souvenir très précis des moments d’attaque, prostrée dans le canapé-lit de ma sœur. Je ne peux en dire qu’une chose : c’est absolument effrayant.
Un jour que j’accompagnais ma grand-mère Raïssa au supermarché et que l’on mettait du temps à sortir – elle a 86 ans et marche très doucement –, la sirène s’est mise à retentir et, à l’intérieur de moi, j’ai éprouvé un immense sentiment d’injustice. Qu’a-t-on fait pour qu’ils veuillent éliminer tout un peuple ? Nous sommes rentrées à son appartement le cœur lourd. Alors que Kyiv était si printanière, avec ses fleurs de châtaignier et ses lilas partout. Comme si la ville et la nature nous disaient : « Allez, courage, la vie gagne toujours. »
Dans les rues, j’ai entendu beaucoup de gens échanger en russe. Je peux comprendre (mais pas accepter) que certains Ukrainiens parlant russe n’aient pas le temps, ou la force, de changer de langue. Mais pour moi, il est inacceptable de parler russe en ce moment. La langue russe a été, pour poutine [Olga et Sasha ont choisi de ne pas mettre de majuscule à « poutine », « russe » et « russie »], le premier motif d’invasion de la Crimée et du Donbass, en 2014.
A ce propos, pendant mon voyage, j’ai eu un échange avec mon père qui m’a perturbée : on était chez lui, on regardait une émission dans laquelle un extrait du discours d’un propagandiste russe était diffusé. Mon père m’a dit : « Olga, tu entends comment leur russe et le nôtre sont différents ? » Cela m’a frappée, comme si je comprenais soudain quelque chose sans trop savoir quoi. En plus de notre ukrainien, il y aurait un russe à nous et un autre à eux ? La langue que je parlais depuis l’enfance m’appartiendrait-elle encore, puisqu’elle est différente de celle qui est parlée en Russie ? Depuis, j’y ai beaucoup réfléchi. Je crois que l’on doit se souvenir de notre histoire qui nous lie à eux. Nier le fait qu’on parle russe dans certaines villes d’Ukraine reviendrait à effacer ces années où mon pays vivait sous le joug russe. Aujourd’hui, j’ai compris que si nous pouvons partager une langue, cela ne fait pas de nous le même peuple.
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