Pourquoi le chèque en blanc de 350 millions de dollars donné à Adam Neumann (ex-WeWork) choque la tech

Ni la disgrâce publique en 2019 quand il a été exclu de sa propre entreprise, WeWork, ni la crise des valeurs tech depuis le début de l’année, ne semblent trop puissantes pour empêcher le grand retour d’Adam Neumann. Le très controversé cofondateur de la pépite du coworking, qui a failli faire faillite en 2019 quand la bulle autour de sa valorisation délirante a explosé révélant au passage une culture d’entreprise toxique, vient tranquillement de lever l’incroyable somme de 350 millions de dollars (344 millions d’euros), pour sa nouvelle startup, intitulée Flow. Et pas auprès de n’importe qui : l’investisseur n’est autre que l’un des plus grands fonds de la Silicon Valley, le vénérable Andreessen Horowitz, connu pour ses investissements dans Airbnb, Facebook, Lyft, Slack, GitHub, Instagram ou Skype. C’est, au passage, le plus grand investissement jamais réalisé par la firme pour une startup en amorçage. Et Flow devient de fait une licorne -startup valorisée au moins 1 milliard de dollars- avant même son lancement commercial.

Lire aussiDeux ans après avoir touché le fond, WeWork entre enfin en Bourse en s’alliant avec un SPAC

Enorme chèque en blanc pour une startup qui n’a encore rien prouvé

S’il est tout à fait courant qu’un entrepreneur expérimenté, surtout s’il a déjà connu le succès, relève facilement des fonds pour son nouveau projet, le cas Neumann interpelle. Non seulement le montant de 350 millions de dollars est rare pour une startup quelle que soit son niveau de maturité, mais surtout Flow ne se lancera qu’en 2023. Autrement dit, dans un contexte de crise mondiale de la tech où l’accès aux fonds devient plus difficile pour les entrepreneurs qui lancent leur projet, l’un des plus grands fonds tech au monde a signé un énorme chèque en blanc à une startup qui n’a encore rien prouvé de sa pertinence sur son marché, juste sur la base du nom de son dirigeant.

Or, Adam Neumann est tout simplement l’une des figures les plus polémiques de l’histoire de la Silicon Valley. Le charismatique businessman incarne aujourd’hui moins la réussite entrepreneuriale que les dérives et les désillusions de la tech. Certes, le visionnaire cofondateur de WeWork a bousculé le monde de l’immobilier de bureau et a réussi la prouesse d’obtenir une valorisation de 47 milliards de dollars en 2019, ce qui, logiquement, a de quoi rassurer n’importe quel investisseur sur sa capacité à faire croître une entreprise. Mais l’entrepreneur avait aussi un mode de vie incompatible avec la pérennité d’une entreprise. L’homme qui rêvait d’être immortel et de devenir le premier trillionnaire de l’histoire, cédait à ses lubies -WeWork avait investi dans des projets lunaires comme une école ou une entreprise de surf- et était connu pour organiser pour ses employés des fêtes décadentes à base de drogue, d’alcool et de sexe.

Le succès de WeWork période Neumann reposait sur des sables mouvants : c’était une bulle financière, entretenue à coups de centaines de millions de dollars et d’un discours autour de la “révolution du travail” totalement déconnecté de la réalité de ses activités et de sa propre culture d’entreprise, réputée pour sa toxicité, comme l’a brillamment mis en scène la série TV WeCrashed. Le château de cartes monté par Adam Neumann s’est donc logiquement écroulé sur lui-même. Son introduction en Bourse a été annulée et l’entreprise a perdu 40 milliards de dollars de valorisation en quelques semaines à l’automne 2019, ce qui a conduit au renvoi du cofondateur et à la reprise en main en catastrophe par le fonds Softbank. Celui-ci a fait le ménage dans les investissements délirants d’Adam Neumann puis réussi à redresser l’entreprise au point de l’introduire en Bourse en 2021, pour une valorisation de 9 milliards de dollars. Percutée par la crise des valeurs tech, l’entreprise vaut aujourd’hui seulement la moitié.

Mais Andreessen Horowitz préfère ignorer les dérives d’Adam Neumann pour se concentrer sur la valeur qu’il a été capable de créer. « Adam est un leader visionnaire qui a révolutionné la deuxième plus grande classe d’actifs au monde, l’immobilier commercial », justifie le fonds dans un billet de blog. « Il est souvent sous-estimé qu’Adam a changé l’expérience du bureau tout en dirigeant une entreprise mondiale et révolutionnaire », ajoute Marc Andreessen. L’investisseur n’aborde que brièvement les dérives du mode de vie d’Adam Neumann pendant la période WeWork. « Adam et l’histoire de WeWork ont été chroniqués, analysés et transformés en fiction de façon détaillée et parfois correcte. Nous adorons voir des serial-entrepreneurs bâtir sur leurs succès passés en apprenant de leurs erreurs. Adam a eu beaucoup de succès et a pris beaucoup de leçons », élude-t-il.

Flow, un concept flou

Pour l’instant, on ne sait quasiment rien de Flow. Tout juste qu’Adam Neumann souhaite désormais s’attaquer au marché de l’immobilier résidentiel post-Covid, dans le contexte de la « Grande démission » des salariés qui frappe les Etats-Unis depuis 2020. D’après le New York Times, la startup se lancera en 2023 et Marc Andreessen siégera à son conseil d’administration. Elle aurait déjà acheté plus de 3.000 appartements à Miami, Atlanta et Nashville, afin de les proposer en location et accompagner cette prestation de services identiques dans toutes les villes, tout en créant une communauté locale et mondiale de locataires.

Autrement dit, une version de WeWork mais dans l’immobilier résidentiel. Le principal apport de Flow serait la fluidité, la technologie et les services associés. D’après le New York Times, les locataires pourraient même recevoir une partie de la valeur de l’appartement après l’avoir occupé pendant un certain temps. Le modèle du leasing est également évoqué, avec la possibilité de racheter l’appartement à un prix plus bas après quelques années.

Des réactions entre pragmatisme et écœurement

L’annonce de ce financement record pour une startup qui n’a encore rien prouvé, a suscité des réactions mitigées de la part de l’écosystème tech. Pour Marc Andreessen, « il est naturel que pour son premier projet depuis WeWork, Adam revienne sur le thème de connecter les gens par la transformation de leur espace physique et le fait de bâtir des communautés où les gens passent le plus de temps : leur maison. Le marché de l’immobilier résidentiel -la plus grande classe d’actifs au monde- est prêt pour ce changement », écrit l’investisseur-star.

Les plus pragmatiques -cyniques ?- sont d’accord avec lui. Interrogé par le site américain Techcrunch, McKeever Conwell, le fondateur du fonds Rare Breed qui avait investi dans WeWork et y a perdu de l’argent, comprend pourquoi Andreessen Horowitz a choisi d’ignorer les frasques d’Adam Neumann :

« Au final, Adam est un homme blanc qui a lancé une entreprise qui a obtenu une valorisation de plusieurs milliards de dollars. Y’a-t-il eu de l’arnaque là-dessous ? Certainement. A-t-il raté des choses ? C’est sûr. Mais je pense que les gens oublient que si vous avez été l’un des premiers investisseurs de WeWork, ce qui n’est pas mon cas, vous avez gagné beaucoup d’argent », explique-t-il.

Mais l’annonce a surtout suscité la polémique. Pour de nombreux investisseurs, entrepreneurs et observateurs de la tech, elle souligne les inégalités d’accès au financement, surtout pour les femmes et les minorités, et le privilège de l’homme blanc déjà introduit. D’autant plus dans un contexte de crise de la tech, et alors que les startups fondées uniquement par des femmes n’ont récolté que 2% des levées de fonds aux Etats-Unis l’an dernier, la proportion la plus faible depuis 2016.

L’investisseuse Kate Brodock, engagée pour l’égalité femmes/hommes dans le monde très masculin de la tech, a affiché son dégoût sur Twitter :

[C’est écœurant. @a16z’s [le compte Twitter du fonds Andreessen Horowitz, Ndlr] donne son plus gros chèque à un (mâle blanc hétérosexuel) fondateur d’une des entreprises les plus toxiques qui ait jamais existé. De telles firmes perpétuent encore et encore un système traditionnel qui favorise un petit groupe homogène de fondateurs]

« J’aimerais que les femmes aient l’opportunité de se planter aussi spectaculairement qu’Adam Neumann », ajoute l’investisseuse Leslie Feinzaig. Qui poursuit : « Le grand entrepreneuriat est la capacité à apprendre de ses erreurs et revenir. Mais Andreessen Horowitz n’a en fait pas donné une autre chance à ce type. C’est comme s’ils célébraient Adam Neumann au lieu de simplement lui donner une autre chance, et c’est ce qui fait mal ».

Dans le milieu de l’immobilier aussi, où les initiatives pour réinventer l’habitat résidentiel foisonnent mais où les entrepreneurs peinent souvent à lever assez de fonds, l’énorme chèque d’Andreessen Horowitz divise. Sur la BBC, John Drachman, le cofondateur de la foncière Waterford Property Company, affiche son scepticisme. « Adam est clairement une vendeur incroyable et il peut créer un pitch et une vision. Il a réussi à lever beaucoup d’argent pour WeWork. Mais on se dit, est-ce que c’est WeWork partie 2 ? Seul le temps le dira ».

La crédibilité, le principal frein d’Adam Neumann

Si Adam Neumann a réussi ce tour de force auprès d’Andreessen Horowitz, reste désormais le plus difficile : convaincre les futurs clients et partenaires de Flow, autrement dit inspirer confiance. Après WeWork, l’entrepreneur va rencontrer beaucoup plus de méfiance vis-à-vis de son storytelling que lorsqu’il charmait ses interlocuteurs avec son charisme et sa passion en déclinant sa « mission » qui consistait à « élever les consciences du monde » -c’était le logo de WeWork- avec ce qui n’était en fait qu’une foncière de bureaux partagés.

Adam Neumann pourra-t-il à nouveau créer l’enthousiasme pour un concept qui ressemble un peu trop à WeWork mais dans l’habitat résidentiel ? D’autant plus que l’entrepreneur est très occupé : il a également lancé récemment une autre startup, Flowcarbon, dans le domaine réputé très spéculatif de la crypto. Le concept : « tokeniser » sur la blockchain les crédits carbone émis et achetés par les entreprises pour répondre à leur obligation légale de compensation de leurs émissions carbone. L’objectif : empêcher les fraudes, car chaque crédit carbone est unique et authentifié via la blockchain, et les crédits s’échangent via la plateforme. Pour ce concept dans l’air du temps, Neumann avait déjà réussi à lever 38 millions de dollars en vendant ses token et 32 millions de dollars auprès d’investisseurs comme Samsung Next ou a16z crypto, le fonds crypto… d’Andreessen Horowitz.

Comments (0)
Add Comment