Qui copie l’autre ? Les sénateurs de droite semblent décidés à donner des leçons de « travailler plus pour gagner plus » à Emmanuel Macron : le chef de l’Etat a mis la valeur travail au cœur de son second quinquennat, et les élus LR de la chambre haute le prennent au mot. D’autant plus facilement qu’eux-mêmes y retrouvent leur filiation sarkozienne.
Le passage du projet de loi de finances rectificative (PLFR) au Sénat se ressent de cette émulation. Déjà, les sénateurs avaient entériné une baisse de 50 centimes des cotisations patronales sur les heures sup’, prévue par le projet de loi sur le pouvoir d’achat, définitivement voté. Dans le PLFR, la majorité a intégré deux nouvelles dispositions en faveur de l’assouplissement des 35 heures, proposées par la droite : la hausse du plafond annuel d’exonération de l’impôt sur le revenu des heures supplémentaires de 5 000 à 7 500 euros, et la possibilité de racheter des jours de RTT à son employeur. L’Assemblée les avait faites temporaires ; le Sénat a voté leur pérennisation.
Les parlementaires du Palais du Luxembourg vont encore plus loin dans l’arbitrage en faveur du travail : ils ont décidé de transformer l’indemnité de 100 euros destinée aux titulaires de minima sociaux en majoration exceptionnelle de 150 euros de la prime d’activité (cette prestation complète les revenus des travailleurs modestes). Le geste vise un public plus restreint, ceux qui travaillent. Emmanuel Macron lui-même a utilisé ce véhicule, en décembre 2018. Pour répondre au mouvement des Gilets jaunes, il annonce une accélération de la hausse de la prime d’activité. Il s’agit de donner du pouvoir d’achat, mais sans passer par les prestations sociales. On privilégie ceux qui bossent.
Pognon de dingue. Même si la majorité ne validait pas totalement ces choix sénatoriaux dans la version finale du PLFR, ils disent beaucoup du positionnement de la droite. En tout cas de celle qui habite au Sénat. Son chef de file Bruno Retailleau, président du groupe LR, est porteur d’un message clair, qu’il défendait encore mardi en séance. « Il y a 20 ans, le niveau de vie [annuel] d’un Français était l’égal du niveau de vie d’un Allemand. Aujourd’hui, c’est quasiment 5 000 euros d’écart (…). Il y a vingt ans, nous, on choisit de faire les 35 heures et l’Allemagne, l’agenda Hartz [réformes du marché du travail]. Et c’est un social-démocrate qui propose une autre vision du travail. Nous pensons que le travail n’est pas nécessairement aliénant. »
C’est sur ce thème que Nicolas Sarkozy débute son mandat, en 2007, avec un projet de loi Tepa qui, comme son acronyme l’indique, fait la part belle au travail, à l’emploi et au pouvoir d’achat. Le nouveau président exprime alors une conviction (le travailler plus), sans avoir le courage de l’exploiter jusqu’au bout : il ne supprime pas la durée légale du travail, il ne l’augmente pas. Il la maintient à 35 heures, mais rend les dérogations plus faciles et moins coûteuses.
Ces assouplissements permettent aussi de dégager du pouvoir d’achat. Comme tous les dirigeants qui ne veulent pas augmenter le Smic – le seul salaire sur lequel ils peuvent agir – Nicolas Sarkozy joue sur la panoplie des incitations fiscales ou sociales, qui sont autant de manque à gagner pour les caisses de l’Etat. « Mais il s’agit de dépenses productives, d’investissement, souligne Bruno Retailleau. Dans les deux textes [loi sur le pouvoir d’achat et PLFR], nous avons voulu effacer les conséquences délétères des 35 heures.»
« Le pouvoir d’achat, ce n’est pas la loi qui le crée. Ce que nous voulons dire au Sénat, c’est que le pouvoir d’achat procède du travail »
Bruno Retailleau
Emmanuel Macron n’a jamais promis de défaire cette durée légale. Quoi qu’il en pense. Mais il est favorable à son assouplissement. Durant sa campagne de 2017 et dès le début de son quinquennat, il affirme que le travail est émancipateur : « Le fil rouge sur lequel je me suis engagé, c’est le travail, pas le pouvoir d’achat », dit-il le 13 février 2018. Bruno Retailleau lui fait écho aujourd’hui : « Le pouvoir d’achat, ce n’est pas la loi qui le crée. Ce que nous voulons dire au Sénat, c’est que le pouvoir d’achat procède du travail. »
Durant son premier mandat, Emmanuel Macron essaie de maintenir cette ligne. Il est persuadé que la crise des Gilets jaunes traduit le désarroi de ceux qui n’arrivent pas à vivre de leur labeur alors que d’autres s’en tirent au moyen d’« allocs ». Quand il s’en prend au « pognon de dingue », c’est pour signifier que l’on dépense beaucoup d’argent en dépenses dites de solidarité, qui permettent tout juste de survivre, pas à sortir de la pauvreté.
La pureté de cette attitude est mise à mal par la Covid-19 et l’émergence du quoiqu’il en coûte, puis par la guerre en Ukraine. Face aux aléas, l’intervention de l’Etat n’est pas légitime, elle va de soi. La protection contre l’inflation déclenche une série de chèques et indemnités, que le pouvoir essaie de cibler et de limiter dans le temps. Avec la campagne présidentielle de 2022, Emmanuel Macron tente un retour aux fondamentaux, remet le travail au cœur et se fixe l’objectif de plein-emploi. Mais la plupart des chantiers qu’il propose dans ce but (réformes de l’assurance-chômage, du RSA et des retraites) se heurtent à des oppositions de fond et à la croyance que, finalement, l’argent n’est pas compté.
La droite, elle non plus, n’est pas exempte de contradictions. Elle est divisée. Celle du Sénat ne ressemble pas à celle de l’Assemblée nationale, avec une jeune garde dont le premier souci n’est pas forcément la défense des équilibres financiers mais la conquête des électeurs du RN : on les attire en jouant sur la corde sociale, davantage que sur le fouet budgétaire.
Fouet. Bruno Retailleau n’a pas caché son hostilité à la proposition de sa propre famille de baisser le prix de l’essence à 1,50 euro. Reposant sur une réduction des taxes, elle aurait privé l’Etat de recettes importantes, sans favoriser ceux qui en ont le plus besoin. La majorité voulait centrer l’effort sur les gros rouleurs, a priori ceux qui travaillent. Elle a dû céder aux députés LR pour faire voter son texte sur le pouvoir d’achat à l’Assemblée. Les sénateurs de droite n’ont pas défait le travail de leurs collègues de l’Assemblée.
Bruno Retailleau pousse sa logique à l’extrême : il a tenté de limiter à 3,5% la revalorisation du RSAprévue à 4%, comme celle des minima sociaux. « Il n’était pas normal que le RSA progresse davantage que le point d’indice des fonctionnaires (3,5%). D’autant que cette prestation a déjà augmenté de 1,8% du RSA le 1er avril. » Mais seuls les Républicains ont voté pour : les autres sénateurs n’ont pas suivi.
« LR dit vouloir soutenir le travail et ils nous rejoignent sur ce point, comme la plupart des Français, mais ils ne peuvent pas s’empêcher d’accuser les plus fragiles d’être des assistés », affirme Jean-René Cazeneuve, Renaissance (ex-LREM), rapporteur général de la commission des finances de l’Assemblée nationale. Nous voulons encourager le travail mais nous avons aussi la volonté d’aider les plus fragiles. »