Dans un document-cadre publié le 30 novembre, la Commission européenne a semblé à son tour prendre position en faveur de la constitution d’une juridiction spéciale pour juger les dirigeants russes responsables de l’agression contre l’Ukraine. Il s’agit à l’origine d’une demande forte de Kiev, relayée par de nombreuses personnalités, notamment dans une tribune publiée par Le Monde le 4 mars, et portée par plusieurs Etats-pilotes.
Un tel plaidoyer est bien sûr parfaitement compréhensible.
Que valent, à première vue, les efforts engagés devant les juridictions nationales et devant la Cour pénale internationale (CPI) si celles-ci ne peuvent s’occuper du crime d’agression [« La CPI n’est pas compétente pour le crime d’agression commis par des ressortissants d’un Etat qui n’a pas ratifié le statut de Rome instituant la CPI, ce qui est le cas de la Russie »] ? Il manque une pièce centrale à l’écosystème judiciaire mobilisé quand la décision même de recourir à la force, en violation manifeste de la Charte des Nations unies, échappe à la justice des hommes.
L’agression est un peu le crime qui comprend tous les autres, la matrice des exactions dénoncées sur place. Et, dans ce monde en recomposition stratégique majeure, il est des valeurs dont la transgression ne saurait rester sans réponse. Soit. Mais proposer un tribunal spécial – une première depuis Nuremberg [1945-1946] – n’en reste pas moins une initiative piégeuse politiquement et incertaine judiciairement.
Anti-occidentalisme
Piégeuse, d’abord, au regard du double standard qu’elle révèle. Soutenir la justice à la carte et non au menu a un coût, on aurait tort d’y être indifférent. Certains auront beau jeu d’opposer la passivité de la « communauté internationale » dans les réactions attendues à d’autres offensives manifestement illicites, que ce soit contre l’Irak ou contre la Palestine, pour ne prendre que deux exemples bien connus.
L’anti-occidentalisme se nourrit de ces indignations sélectives, le multilatéralisme s’en meurt. Le Sud en fait régulièrement le procès, aux Nations Unies et au sein d’autres forums. Chacun comprend, au demeurant, que nombre de puissances du Nord soient mal à l’aise avec la promotion d’une telle juridiction, elles qui avaient tant œuvré à restreindre la compétence de la CPI à l’égard du crime d’agression et à faire qu’elle ne puisse facilement s’en emparer sans que les Etats impliqués n’en aient accepté le principe. Il fallait alors protéger les opérations extérieures, se prémunir contre toute utilisation stratégique du droit. Qui serait prêt à assumer un revirement puis à soutenir ailleurs la liberté qu’il s’accorde ici ?
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