Les États-Unis se dirigent-ils vers leur première “richcession” ?

Dans un contexte économique de plus en plus dur aux États-Unis, la récession qui s’annonce frapperait davantage les Américains les plus aisés que ceux qui sont en bas de l’échelle. C’est ce qu’affirme le Wall Street Journal, qui a donné un nom à cette situation inédite : une “richcession”, contraction entre “récession” et “riches”. Un concept séduisant mais qui, selon plusieurs économistes, ne présente qu’imparfaitement la réalité.

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Au tour des riches de boire la tasse économique aux États-Unis ? Pour le Wall Street Journal, la possible récession à venir outre-Atlantique va casser les canons du genre en frappant les classes aisées en priorité tout en épargnant largement les salariés les plus modestes. Le quotidien économique a même inventé, mercredi 4 janvier, un mot-valise pour désigner ce phénomène : la “richcession” (ou “récession pour les riches”).

Si l’hypothèse d’une récession aux États-Unis en 2023 ne fait pas l’unanimité parmi les économistes, le ralentissement de la croissance, lui, ne fait guère de doute. Dans ce contexte, le schéma de “richcession” décrit par le Wall Street Journal tranche “avec l’impression qu’on a d’habitude en période de précrise que les plus pauvres trinquent en priorité”, note David Philippy, historien de la pensée économique américaine à CY Cergy Paris Université.

Des cols blancs moins bien lotis que les cols bleus

Les annonces en série de licenciements dans le secteur technologique aux États-Unis contribuent à cette image des cols blancs frappés de plein fouet par le ralentissement économique. “Le salaire annuel médian chez Meta – maison-mère de Facebook – est de 295 785 dollars, tandis qu’il est de 232 626 dollars chez Twitter [deux groupes touchés par d’importants plans sociaux, NDLR]”, détaille le Wall Street Journal. C’est près de cinq fois plus que le revenu annuel médian aux États-Unis.

La casse sociale n’est pas limitée aux plus grandes stars de la Silicon Valley. Avant même la fin de l’année dernière, le tableau était plus que noir pour le secteur de la tech : plus de 80 000 employés avaient été licenciés, souligne le Washington Post. Un constat dressé avant d’autres grandes annonces, comme celle du géant Amazon qui a dévoilé, mercredi 4 janvier, son intention de se séparer de 18 000 salariés cette année.

Autre phénomène qui fait du mal au portefeuille des classes supérieures : la mauvaise santé boursière. En 2022, Wall Street a connu sa pire année depuis 2008 : le S&P 500, l’indice des 500 principales entreprises cotées, a chuté de 20 %.

Malgré une certaine démocratisation de l’investissement en Bourse, les portefeuilles d’actifs financiers restent surtout entre les mains des plus aisés, note Martial Dupaigne, macroéconomiste à la Toulouse School of Economics et à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Et la situation actuelle peut sembler particulièrement périlleuse pour eux : “Les valorisations boursières ont atteint des niveaux spectaculaires durant la pandémie avec certaines entreprises comme Apple ou Alphabet dont la valeur boursière a augmenté de 1 000 milliards de dollars depuis deux ans. La chute actuelle peut effacer de très importantes sommes pour les investisseurs de ces grands groupes qui sont généralement aisés”, explique Martial Dupaigne.

À l’autre extrémité de la pyramide sociale, “pour la plupart des Américains les plus pauvres, la période actuelle est plus simple financièrement”, assure le Wall Street Journal. La preuve ? “Le marché du travail apparaît plus avantageux pour les demandeurs d’emploi sans formation”, constate Tobias Broer, spécialiste de macroéconomie internationale à la Paris School of Economics (PSE).

Contrairement aux géants de la tech, les groupes de plusieurs secteurs qui ont recours à des employés en bas de l’échelle salariale ont du mal à recruter. En effet, il manque encore environ un million d’employés dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration par rapport à février 2020, au début de la pandémie de Covid-19, note le Wall Street Journal. Conséquence : ces salariés sont en position avantageuse pour négocier des hausses de rémunération. Les revenus des foyers les plus pauvres ont d’ailleurs progressé de 7 % depuis la fin de l’année 2021, a constaté la Réserve fédérale américaine.

Une “richcession” de courte durée ?

La récession attendue serait donc d’un nouveau genre. Une “richcession” inédite ? Pas si vite, tiennent à nuancer les économistes interrogés par France 24. La situation que l’on observe aujourd’hui peut, certes, sembler extraordinaire, mais “c’est très spéculatif et créatif de trouver une nouvelle forme de récession à partir des quelques exemples cités dans l’article”, tempère Martial Dupaigne.

D’abord, “les licenciements dans le secteur de la tech sont un phénomène sectoriel”, souligne Tobias Broer. Rien n’indique pour l’instant que les cols blancs dans d’autres branches – finances, publicité, etc. – connaissent le même sort. “Il est encore un peu tôt pour généraliser”, juge l’économiste de la PSE.

Les malheurs des boursicoteurs ne sont, en outre, pas seulement une affaire de millionnaires. “Il ne faut pas oublier que les fonds de pension sont indexés à la Bourse, donc si elle chute, ce sont les revenus des retraités et des vétérans qui vont aussi être affectés”, rappelle David Philippy.

Enfin, s’extasier de la bonne forme du marché du travail pour les salariés au pied de l’échelle de salaire reviendrait à porter un regard court-termiste sur la séquence économique qui s’annonce, soulignent les experts interrogés. La comparaison entre le chômage des cadres supérieurs et un marché de l’emploi très dynamique pour les bas salaires “ne tient pas puisque les cadres moyens supérieurs restent beaucoup moins longtemps au chômage”, souligne Pierre Gervais, spécialiste de l’histoire économique américaine à l’université Sorbonne nouvelle.

Sans compter que la lutte contre l’inflation devrait finir par affecter l’emploi des plus pauvres. “Si les politiques veulent réduire fortement l’inflation, ils vont devoir combattre la hausse des salaires, ce qui devrait se traduire par une détérioration des conditions du marché de l’emploi pour les bas revenus”, estime Tobias Broer.

Dans l’ensemble, l’aspect le plus discutable de ce nouveau concept de “richcession” est “l’amalgame entre le court et le long terme”, estime David Philippy. L’analyse du Wall Street Journal repose sur l’idée que cette situation très particulière – nombreux licenciements dans la tech et Bourse en net recul – va perdurer jusqu’à la fin de la récession ou de la période de ralentissement économique. Pourtant, “il est très probable que les actifs boursiers fortement dévalorisés vont remonter à un moment donné”, affirme David Philippy.

Un concept politiquement connoté ?

“On peut dire à la limite que ce début de récession touche d’abord les cadres supérieurs”, concède Pierre Gervais. Mais ce n’est pas un phénomène à ce point inédit qu’il mérite un nouveau terme choc tel que “richcession”. En effet, “plusieurs grandes séquences de récession aux États-Unis ont commencé par des incidents boursiers qui ont frappé aux portefeuilles des plus ou moins riches, à commencer par la crise de 2008”, rappelle Pierre Gervais.

Ce spécialiste soupçonne le concept de “richcession” d’être politiquement connoté. D’abord parce que le terme peut prêter à confusion. “Il ne tient pas vraiment debout car tout l’article vise à opposer le sort des cadres moyens ou supérieurs à celui des travailleurs non qualifiés, mais aucun de ces deux groupes n’est vraiment riche. En revanche, la récession épargne les ‘vrais’ riches [c’est-à-dire les fameux 1 %, NDLR]”, assure Pierre Gervais.

“Il est vrai que l’article ne concerne pas vraiment le sort des ultrariches aux États-Unis, dont l’essentiel des revenus vient du capital et qui sont peu affectés par les licenciements [ou les soubresauts probablement passagers de la Bourse]”, reconnaît David Philippy. Et mettre tout le monde dans le même sac de la “richcession” peut donner l’impression que les plus fortunés ne sont pas épargnés, cette fois-ci. Une manière de se préparer à contrer l’appel, classique en temps de crise, à mettre les plus riches davantage à contribution pour alléger les épaules des plus fragiles ?

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