« Polluants éternels » : comment « Le Monde » a suivi la trace des PFAS à travers l’Europe

Des mois de travail de fourmi. C’est ce qu’il a fallu au Monde et à ses 17 partenaires du « Forever Pollution Project » pour établir, pour la première fois en Europe, la carte de la pollution éternelle, qui révèle l’étendue de la contamination aux substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), une famille de composés dangereux qui ne se décomposent pas dans l’environnement et accompagneront l’humanité pendant des centaines, voire des milliers d’années.

Soucieux d’opérer avec rigueur, nous avons adapté les méthodologies développées par des scientifiques et des spécialistes de renom. Ils nous ont guidés, parfois pas à pas, pour mener cette enquête journalistique d’une nature inédite qui mêle science, cartographie, histoire, économie et politique. Au terme de cette expérience de « peer-reviewed journalism », sur le modèle des travaux scientifiques validés par des pairs, notre propre méthodologie sera plus tard restituée sous la forme d’un article scientifique dans une revue à comité de lecture.

Notre carte rassemble deux types de données sur la contamination du territoire européen par les PFAS, qu’elle soit détectée ou présumée. D’une part, les endroits où des prélèvements réalisés par des scientifiques ou des autorités ont mesuré des concentrations de ces composés chimiques dans l’eau, les sols ou les organismes vivants – la contamination détectée. D’autre part, les sites où les activités exercées ont très probablement eu recours aux PFAS – la contamination présumée.

Pour dresser l’état des lieux de la contamination détectée en Europe, nous avons compilé 100 bases de données rassemblant des prélèvements effectués dans l’environnement dans 23 pays européens par des équipes de chercheurs ou par les autorités publiques. Un travail de compilation inédit, qui permet d’établir l’existence d’au moins 17 000 sites contaminés, où le taux de PFAS dépasse 10 ng/l, dont plus de 2 100 « hotspots », où il dépasse 100 ng/l, un niveau jugé dangereux pour la santé selon les experts que nous avons interrogés.

Vingt producteurs en Europe

En Ecosse ou en France, il nous a fallu arracher ces informations aux autorités en recourant à des procédures de demandes d’accès aux documents publics. La Commission européenne s’est distinguée par son refus de nous communiquer les données issues d’une étude pilote sur les PFAS dans les eaux souterraines dans onze pays, au motif que « la collecte et l’analyse des données ont été confiées à un prestataire externe », un cabinet de consultants. Tout juste sait-on, d’après le rapport expurgé rendu public, que des PFAS ont été détectés à des niveaux parfois très élevés dans tous ces pays. Au sein de l’Union européenne (UE), la convention d’Aarhus garantit pourtant l’accès du public à l’information en matière d’environnement.

Les plus de 17 000 points de notre carte ne donnent qu’une image très sous-estimée de l’ampleur de la contamination réelle en Europe, puisque les efforts de prélèvement divergent fortement selon les régions.

Nous avons commencé par localiser les sites de production de PFAS. Faute de liste officielle, nous avons éclusé les annuaires des organisations de lobbying du secteur, les rapports annuels des firmes, les portfolios de produits, ou encore les fiches de données de sécurité des produits. Le groupe suisse Archroma, par exemple, ne cache pas synthétiser des PFAS, certes. Mais où exactement, puisqu’il possède plusieurs usines en Europe ? Au terme de notre périple virtuel dans des notes de bas de page et les reliefs en 3D de Google Maps, nous avons identifié et localisé vingt producteurs de PFAS en Europe.

Au cœur de notre enquête, un chiffre plus impressionnant encore. Nous avons en effet localisé près de 21 500 sites présumés contaminés à travers toute l’Europe. « Présumés », car leur activité industrielle, exercée par le présent ou par le passé, est documentée comme à la fois utilisatrice et émettrice de PFAS. C’est une équipe de chercheurs du PFAS Project Lab (Boston) avec leurs collègues du PFAS Sites and Community Resources Map qui a établi les critères de cette présomption dans une méthodologie destinée à cartographier la pollution aux Etats-Unis.

« Notre principal objectif était de remédier à la déconnexion entre la contamination connue et les lieux de contamination réels dans l’environnement », expliquent Alissa Cordner (Whitman College, Walla Walla) et Phil Brown (Northeastern University, Boston), qui ont coordonné ces travaux. Nourrie des meilleures données scientifiques disponibles, l’équipe a ainsi identifié trois types d’activités que des documents fiables désignent comme sources de contamination : les sites de stockage et de rejet de mousses anti-incendie, les sites de traitement des déchets et certaines activités industrielles.

Loin d’eux l’idée de faire du « name and shame » (« nommer et couvrir de honte ») et de stigmatiser des entreprises ou des acteurs en particulier. « Notre modèle, poursuivent-ils, ne dit pas qu’un site de contamination présumée est effectivement contaminé par des PFAS. » Mais il « permet aux responsables publics de savoir où cibler leurs interventions en identifiant des sites très probablement contaminés ».

Disponible en ligne, leur carte interactive des Etats-Unis, qui a servi de modèle à la nôtre à l’échelle de l’Europe, affiche 1 750 sites de « contamination connue » et plus de 57 400 sites de « contamination présumée ».

Difficile localisation

Principal obstacle à l’établissement d’une carte européenne : l’inexistence de bases de données réunissant les coordonnées de géolocalisation des activités économiques dans l’UE. Ainsi, dans la première catégorie des sites présumés contaminés par des mousses anti-incendie, 978 aéroports commerciaux de grande et de moyenne capacité, actifs ou inactifs, ont été localisés grâce à un site de passionnés d’aviation.

Les autorités de défense se montrant peu enclines à la coopération, nous avons dû recenser 642 bases militaires une à une à partir de multiples sources ouvertes. En Flandre (Belgique) et en Suède, les autorités ont inventorié tous les incidents liés à l’usage de ces mousses, et voilà pas moins de 11 000 points supplémentaires sur notre carte. A cela s’ajoutent un millier de centres d’entraînement à la lutte contre les incendies dans ces pays et en Norvège. Manquent sur notre carte les 50 000 casernes municipales de pompiers que compte l’Europe.

Deuxième catégorie : les sites de traitement et d’élimination de déchets et les usines de traitement des eaux usées au plus gros débit (4 769), tous localisés grâce à plusieurs jeux de données mis à disposition par l’Agence européenne pour l’environnement (AEE).

La troisième catégorie s’est révélée un véritable casse-tête. Aux Etats-Unis, les chercheurs ont établi une liste de 38 activités industrielles « présumées contaminantes ». Si nous avons pu aisément trouver des correspondances entre les systèmes américain et européen de nomenclature des activités économiques, leur localisation a requis des efforts considérables pour un résultat seulement partiel, l’UE ne disposant pas de données de géolocalisation des entreprises.

« Nécessaire et effrayant »

En croisant cette liste avec celle, non exhaustive, du registre européen des rejets et transferts de polluants (E-PRTR) de l’AEE, nous sommes finalement parvenus à localiser près de 3 000 usines. En tête, un millier d’usines à papier qui rejettent à elles seules entre 31 et 76 tonnes de PFAS dans l’environnement chaque jour, selon la Commission européenne. Viennent ensuite la fabrication et le traitement des métaux (812 sites), la fabrication de matières plastiques de base (221), les raffineries de pétrole (213), la finition des textiles (126) puis encore les usines chimiques et le traitement des cuirs.

A cela s’ajoutent plus de 230 usines que nous avons identifiées, au hasard de nos recherches pour la plupart, comme utilisatrices de PFAS. Aussi impressionnants soient-ils, nos chiffres sont pourtant largement sous-estimés. Notre carte n’en demeure pas moins une ressource inédite, perfectible, à la disposition de tous.

« C’est un résultat à la fois nécessaire et effrayant », souffle Phil Brown, abasourdi devant cette vision de l’Europe criblée de points. « Il manquait quelque chose de similaire pour l’Europe », renchérit Martin Scheringer, chercheur en chimie de l’environnement à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (Suisse).