Guerre en Ethiopie : au Soudan, les réfugiés tigréens entre espoir et scepticisme

Un réfugié éthiopien porte un tee-shirt représentant le leader tigréen Debretsion Gebremichael, au camp soudanais d’Oum Rakuba, le 29 novembre 2020.

« Trop de sang a coulé. Nous devons arrêter la guerre malgré les désaccords politiques », assène Tetemqa Tsegaï devant une petite centaine de déplacés tigréens rassemblés dimanche 27 novembre à l’ombre d’un préau de paille. Représentant du camp d’El-Hashaba, dans l’est du Soudan, il défend l’accord de paix signé à Pretoria trois semaines plus tôt entre les insurgés tigréens et le gouvernement éthiopien. A main levée, l’assemblée approuve. Mais dans le labyrinthe de baraquements où vivent des dizaines de milliers d’exilés depuis novembre 2020, peu semblent croire réellement à la fin du conflit qui déchire le nord de l’Ethiopie.

A une cinquantaine de kilomètres de là, sur l’autre rive de la rivière Tekezé qui marque la frontière, les hostilités ont officiellement cessé entre le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) et les troupes du gouvernement fédéral. Samedi 3 décembre, les rebelles ont affirmé avoir retiré 65 % de leurs combattants des lignes de front. Un désengagement partiel qui tient, selon le chef d’état-major tigréen Tadesse Worede, à la présence de « forces dans la région qui […] sont des obstacles à la paix ». Référence à l’armée érythréenne et aux forces régionales et milices de la région éthiopienne de l’Amhara, qui ont épaulé les troupes fédérales depuis le début de la guerre.

Alors que plus de 2 millions d’Ethiopiens ont été déplacés par les combats à l’intérieur du pays, le corridor humanitaire négocié à Pretoria tarde également à se mettre en place. Seuls quelques convois ont été dépêchés, au compte-goutte. Après deux ans de guerre fratricide, les communications n’ont toujours pas été rétablies dans la région insurgée du nord de l’Ethiopie, où les coupures d’eau et d’électricité persistent.

Dans les travées d’El-Hashaba, le désarmement concédé par le TPLF lors des négociations « a suscité un peu de confusion et des craintes » parmi la population, reconnaît Tetemqa Tsegaï. « De quelle paix parle-t-on quand les forces érythréennes continuent de ravager nos maisons ? », tempête ainsi Mabrahtu Weldo, un fermier de 72 ans originaire d’Aksoum, théâtre le 28 novembre 2020 de massacres de centaines de personnes par les forces d’Asmara. « Isaias Afwerki [le président érythréen] est un dangereux mégalomane qui déstabilise la région tout entière », fulmine le vieux Tigréen.

La confiance est proche du néant

Agglutinés devant un téléviseur branché sur la chaîne Tigrai Media House, les clients d’un petit restaurant installé au milieu du camp se désolent de concert. « Les Erythréens continuent de sévir autour de Shire ou d’Egela. Fin novembre, 81 personnes ont été massacrées vers Adigrat, 102 maisons détruites et 90 000 personnes déplacées », s’insurge un homme, les yeux rivés sur l’écran, sans qu’il soit possible de vérifier indépendamment ces informations.

Les réfugiés veulent croire que la médiation des institutions internationales et des puissances occidentales, Etats-Unis en tête, permettra de garantir le processus de paix. Mais la confiance entre les parties est proche du néant. « Comment peut-on s’en remettre à Abiy Ahmed [le premier ministre éthiopien], qui a menti et trompé le monde entier depuis deux ans ? », s’inquiète Tirhas Gebremichael, la tenancière du restaurant, alors que des chansons partisanes s’échappent en grésillant de la télévision.

Car outre la présence des Erythréens sur le sol éthiopien, une autre pomme de discorde menace de faire vaciller le fragile édifice bâti à Pretoria : l’avenir du Wolkait, un territoire de l’ouest du Tigré, aujourd’hui occupé et annexé par les forces fédérales secondées par les milices Fanno, venues de la région Amhara. La plupart des réfugiés tigréens ayant fui au Soudan résidaient sur ces basses terres fertiles qui ont depuis été le théâtre d’un nettoyage ethnique, selon les rapports de Human Rights Watch et d’Amnesty International.

Malgré la signature des accords, le retrait pacifique des forces amhara du Wolkait semble peu probable. La région n’a été rattachée à la province du Tigré qu’en 1991. A l’époque, des milliers d’Amhara ont été contraints de fuir. « Aujourd’hui, ils disent avoir payé le prix du sang pour ces terres qu’ils revendiquent historiquement. Cette querelle territoriale est au cœur de l’irrédentisme amhara depuis 2016. Elle a été érigée en symbole par les nationalistes, qui ont dit et répété qu’aucune négociation n’était possible sur ce sujet », souligne Mehdi Labzaé, un sociologue travaillant sur le Wolkait.

De nombreux paysans, surpris par la guerre alors qu’ils travaillaient aux champs, ont traversé la frontière soudanaise montés sur leurs tracteurs, sans pouvoir emporter d’effets personnels. Parmi eux, Haléka Aragawi avait décidé de retourner cultiver ses deux hectares de sésame près de Humera. Il a finalement été arrêté et battu par des miliciens, avant d’être jeté dans un immense hangar agricole reconverti en prison, où croupissaient plus de 3 000 Tigréens. « Ils nous considèrent comme des indésirables qu’il faut rayer de la carte. Ils nous affamaient et nous fouettaient quotidiennement avec des câbles électriques », raconte le fermier, qui est parvenu à s’échapper le 17 août après un an de détention.

Des plaies difficiles à cicatriser

Les massacres, les multiples viols et les spoliations dans l’ouest du Tigré ont ouvert des plaies difficiles à cicatriser. « Pourrai-je un jour m’asseoir de nouveau à côté d’un camarade amhara sur le banc de l’université ? Comment leur pardonner ? Honnêtement, je ne sais pas », confie Eyerusalem, une étudiante de 23 ans venue prier dans l’une des églises en tôle construites au creux des collines rocailleuses du camp d’Oum Rakuba, au Soudan.

Deux ans après le début de la guerre, la situation humanitaire est difficilement supportable pour ces exilés. Faute de financements suffisants, le Programme alimentaire mondial (PAM) a divisé par deux les rations de sorgho et d’huile. « On meurt à petit feu dans l’attente de pouvoir rentrer chez nous », confie Negeste Tezebe, drapée de sa robe blanche du dimanche. « Le plus dur, c’est d’être sans nouvelle de nos proches », poursuit cette femme de 56 ans qui a souhaité rejoindre la lutte armée mais a été considérée « trop vieille » pour être enrôlée.

Végétant depuis deux ans dans des tentes régulièrement en proie aux incendies et aux inondations, des milliers de jeunes ont déserté les camps. Sur les plus de 63 000 réfugiés au début du conflit, ils ne sont plus que 46 000 dans les camps soudanais, selon les chiffres officiels. Certains ont pris la route de la Libye pour tenter de traverser la Méditerranée, d’autres sont retournés clandestinement au Tigré pour se battre. « Beaucoup ont le sentiment de ne pas être utiles, de dépérir lentement. Pourquoi cela choque qu’ils prennent les armes ? Personne ne dit rien quand les civils ukrainiens s’enrôlent contre l’envahisseur », tonne un jeune Tigréen qui souhaite rester anonyme.

Plusieurs sources permettent d’affirmer une présence militaire tigréenne le long de la frontière soudanaise disputée avec l’Ethiopie. Le TPLF dispose encore d’un réservoir important de combattants. « Si les accords signés avec les autorités fédérales et les pressions exercées par la communauté internationale ne suffisent pas à faire sortir pacifiquement les forces d’occupation de notre territoire, nous serons contraints d’emprunter une autre voie que le dialogue », tranche Tetemqa Tsegaï, balayant de la main sa barbe grise. Derrière lui, un drap tendu porte le slogan « Notre paix et notre sécurité par nous-mêmes », signe de la défiance qui règne encore.

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