C’est un petit business qui se fait loin des radars. Alors que le Conseil national de la musique (CNM) vient de révéler que les fausses écoutes représentaient 1 à 3 % des 93,5 milliards d’écoutes en streaming recensées en 2021, une autre triche plus subtile se joue depuis quelque temps sur les plateformes de streaming : celle des playlists.
Sur les plateformes de streaming, celles-ci représentent un gain considérable d’écoutes pour les artistes, et donc un moyen de gagner en visibilité. Selon le CNM, les deux tiers des écoutes sur Spotify se font à partir des playlists. C’est dire l’importance d’y placer ses titres, notamment pour les rappeurs.
« Une playlist, c’est un peu l’équivalent d’une radio ou d’un média, témoigne Simony, jeune rappeur parisien signé dans le label 3e Bureau chez Wagram (Orelsan, Gringe, -M-…). Quand un son rentre en playlist, il va être écouté par plus d’auditeurs. »
Sur Spotify, on trouve, par exemple, les playlists officielles « PVNCHLNRS » – pour « punchliners » – (1,3 million d’abonnés) ou « Fresh rap » (760 000), qui sont gérées par des éditeurs spécialisés. Pour les intégrer, les artistes doivent « pitcher » leurs titres aux plateformes : « S’ils sentent que c’est dans la vibe, et s’ils apprécient, ils te mettent en tête d’affiche », raconte Simony, dont les titres cumulent plusieurs millions d’écoutes.
La tentation est grande
Mais derrière cette vitrine, Spotify regorge de milliers de playlists non siglées comme « Rap français 2023 »* (273 000 abonnés) ou Drill France (62 000 abonnés) qui sont gérées par des anonymes, chaque utilisateur pouvant créer ses propres compilations sur la plateforme musicale.
À LIRE AUSSISobriété énergétique : et si on s’attaquait aux plateformes de streaming ? Il n’en fallait pas plus pour que des entrepreneurs y voient la potentialité d’un business et se mettent à contacter les rappeurs : « Tous les jours, on m’envoie des messages pour me vendre de la promotion, par exemple tu payes 1 000 euros et on te met en tête de la playlist », décrit Simony, qui précise ne pas répondre à ces propositions, son label ayant déjà un budget dédié à sa promotion.
Mais pour les nouveaux rappeurs indépendants, la tentation est grande. Théo (le prénom a été modifié), jeune rappeur parisien, a fait appel à plusieurs curateurs de playlists pour gagner en visibilité : « En général, les gens te contactent avec une grille tarifaire et plusieurs playlists possibles. J’ai payé 130 euros pour apparaître dix jours dans la playlist Rap français 2022 », témoigne-t-il.
« De la visibilité et de l’argent »
La stratégie est simple : un utilisateur crée une playlist et y attire une large base d’abonnés en sélectionnant des hits avant d’y glisser progressivement quelques titres inconnus, moyennant rémunération. C’est ainsi que l’un des morceaux de Théo a atteint les 100 000 streams, un gain considérable lorsqu’on sait qu’un stream rapporte en moyenne 0,004 euro sur Spotify, Apple Music ou Deezer.
Surtout, plus le titre est écouté, plus il remonte dans les algorithmes de recommandation et touche de nouveaux auditeurs, créant un cercle vertueux : « Tu gagnes de la visibilité, de l’argent, et si les gens aiment, ils s’abonnent à toi et t’envoient des messages », confirme Théo, qui espère récupérer 400 à 500 euros de revenus sur ce titre.
À LIRE AUSSISur TikTok, la guerre fait rage entre des artistes et leurs labelsSi le business s’est développé ces dernières années, la pratique reste interdite par Spotify. Dans ses conditions utilisateurs, la plateforme suédoise précise qu’il est interdit de « vendre un compte utilisateur ou une playlist, ou accepter ou proposer d’accepter toute compensation, financière ou autre, pour influencer le nom d’un compte ou d’une playlist ou le contenu inclus dans un compte ou une playlist ».
Quelques drôles de surprises
Cela dit, la triche n’est pas nouvelle dans l’industrie musicale. Il y a encore dix ans, les maisons de disques achetaient des cartons entiers de CD dans les magasins pour augmenter ou orienter les ventes d’un album, y compris dans le rock et la pop. L’apparition du streaming n’a fait que dématérialiser et démocratiser la pratique.
Au-delà de l’aspect légal, cette pratique fausse la redistribution des revenus du streaming, comme l’explique Jean-Philippe Thiellay, président du CNM : « Le système de répartition de revenus fonctionne par “market centric” : on calcule l’ensemble des écoutes sur une année et on partage en fonction de la part de marché de l’artiste, donc celui qui monte prend de la rémunération à celui qui ne triche pas. »
À LIRE AUSSIDésinformation : Spotify annonce des mesures après de vives critiquesSi les jeunes artistes sont souvent tentés de gonfler leurs écoutes, ils peuvent cependant avoir quelques drôles de surprises : « Parfois, le résultat est décevant parce que les streams viennent d’Allemagne ou des USA, alors que ce n’est pas le public qu’on veut cibler », pointe Théo, qui a déjà dépensé plusieurs centaines d’euros dans ce type de promotion.
Simony estime, de son côté, que le jeu n’en vaut pas la chandelle : « Certes, notre objectif, c’est que les sons soient le plus streamés possible, mais pas n’importe comment. Il est important d’avoir un bon ratio d’écoutes par auditeur. » Le rappeur estime aussi que les tricheurs finissent toujours par se faire démasquer : « La meilleure chose, pour un artiste, c’est de produire sa musique en live, quand la salle n’est pas remplie et que les gens ne connaissent pas les sons, tu sais qu’il y a eu de la triche. »
*Contacté à plusieurs reprises, le créateur de cette playlist n’a pas répondu aux sollicitations.
Source: lepoint.fr
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