La mort de l’helléniste Pierre Cabanes, explorateur des marges du monde grec classique

Pierre Cabanes, en 2002.

Epigraphiste et historien du monde grec dont l’œuvre scientifique a exploré de façon pionnière l’Epire et l’Illyrie méridionale, considérées comme des marges par la géographie culturelle classique, Pierre Cabanes est mort à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), le 13 juin, à l’âge de 92 ans.

Travaillant dès les années 1970 en terre albanaise, où il se lia d’amitié avec nombre de collègues qui subissaient la rigueur d’un régime totalitaire, l’historien a su, sur un demi-siècle, par son sens de l’écoute et de l’empathie, établir un dialogue avec des représentants de nationalités prêtes à se déchirer au nom d’un patriotisme exalté, niant leur communauté de destin depuis l’Antiquité. Par cette prouesse, Pierre Cabanes a fait mieux qu’œuvre de diplomate, délivrant par son approche profondément humaniste de l’histoire et de l’archéologie un pari œcuménique qui tient de l’éthique.

La gageure n’est pas si surprenante venant d’un homme forgé dans les épreuves. S’il est issu d’une bourgeoisie cultivée à la fibre démocrate-chrétienne, l’ancrage des siens dans un catholicisme social est ancien. Dans sa lignée maternelle, on trouve sœur Rosalie Rendu, béatifiée par Jean Paul II en 2003, qui a créé avec Frédéric Ozanam la Société de Saint-Vincent-de-Paul en 1833. Pierre, fils d’un agent d’assurances établi au Puy-en-Velay, y naît le 23 décembre 1930, quatrième d’une fratrie de cinq garçons.

La guerre conduit son père comme ses deux aînés et deux de ses tantes à s’engager dans la Résistance et le destin héroïque de son oncle maternel, Henri Rendu, tombé à 29 ans en délivrant Strasbourg en novembre 1944 (il sera promu compagnon de la Libération à titre posthume en août 1945), marque profondément l’adolescent.

Carrière universitaire impeccable

S’il entreprend à Lyon des études d’histoire, c’est à Paris qu’il les poursuit, impressionné par Edouard Will (1920-1997), fraternisant avec Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), enthousiasmé par les cours d’épigraphie de Louis Robert (1904-1985) au Collège de France. C’est aussi là qu’il les achève, décrochant l’agrégation avant d’entreprendre sa thèse de doctorat sous la direction de Pierre Lévêque (1921-2004). L’helléniste, qui avait consacré la sienne au roi Pyrrhus, lui suggère d’étudier l’Epire de la mort du roi à la conquête romaine (272-167 av. J.-C.). Un choix périlleux, puisque Albanais, Macédoniens et Grecs s’affrontent, sommant l’archéologie de justifier leurs revendications nationales, avec une violence qui n’a rien de théorique. Pierre Cabanes qui, mobilisé, a été sous-lieutenant en Algérie, cantonné dans le village de Ouled Ali, dans le massif du Djurdjura, en Grande Kabylie, entre décembre 1956 et novembre 1957, en a l’expérience et s’emploie à établir en marge de ses fouilles, si surveillées, un dialogue réel sinon apaisé dont il fera sa signature.

Si sa carrière universitaire est impeccable – en poste à Nantes, il succède en 1969 à Claude Mossé à la faculté de Clermont-Ferrand, où il devient le premier président de la nouvelle université Clermont-II (1977-1982), avant d’opter pour Paris-X-Nanterre, professeur d’histoire de l’Antiquité jusqu’à sa retraite – et sa reconnaissance manifeste – il préside le jury de l’agrégation en 1987 –, c’est en Albanie toujours qu’il convient de mesurer l’apport du savant.

Qu’il commente le Livre illyrien d’Appien (Les Belles Lettres, 2011), qu’il établisse sur vingt-cinq ans le Corpus des inscriptions grecques d’Illyrie méridionale et d’Epire (1995-2020) en collaboration avec ses collègues albanais, c’est par ses contacts humains que Pierre Cabanes a noué les relations étroites et si précieuses avec les Albanais comme les Grecs, présents aux colloques qu’il organise à Clermont.

Par le chantier de fouilles qu’il reprend à Apollonia d’Illyrie, il prolonge la leçon de son maître Louis Robert et prépare sa relève. François Quantin, un de ses élèves, se souvient de la disponibilité, de l’écoute bienveillante et de l’empathie pour tous les peuples de ce farouche Européen. Il n’est que de se plonger dans ces Passions albanaises (Odile Jacob, 1999), cosignées avec son fils Bruno, contemporaniste dont c’était la première publication, pour voir surgir les hommes, s’animer leur terre – et la comprendre.

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