La relation amicale, un espace genré ?

Dans le vaste réexamen des normes régissant nos relations sociales suscité par la vague #metoo à partir d’octobre 2017, la vie de couple et la parentalité ont sans surprise été décortiquées en premier lieu. Pour autant, qu’observe-t-on, si l’on scrute l’amitié par le prisme du genre ?

Précisément, que l’amitié a longtemps eu un genre. « Durant des siècles, les femmes ont été exclues des discours sur l’amitié. Les idéaux types de l’amitié étaient uniquement des modèles virils : Achille et Patrocle, Montaigne et La Boétie… On déniait aux femmes la capacité à être de véritables amies », pointe l’historienne Anne Vincent-Buffault. Celles-ci ne font leur entrée dans les discours sur l’amitié qu’à partir du XVIIIe siècle, à une époque où ce sentiment est extrêmement valorisé dans les milieux aristocratiques et philosophiques, mais essentiellement sous l’angle de l’amitié entre un homme et une femme.

Si l’amitié entre femmes est valorisée dans certains milieux au XIXe et au XXe siècle − pensons par exemple à celle qui unit Rosa Luxemburg et Clara Zetkin −, il faut attendre les féministes des années 1970 pour qu’elle gagne une plus large reconnaissance à l’échelle de la société. Et plus tard encore pour qu’elle soit consacrée par la culture populaire, les films pionniers comme Thelma et Louise (1991) restant relativement rares comparés à ceux dépeignant une bromance (une amitié forte entre deux hommes, néologisme forgé à partir de « brother » et de « romance »).

Hétéronormativité

Cependant, une fois les femmes reconnues capables de nouer des liens d’amitié, hommes et femmes sont-ils amis de la même manière ? Bien que le manque de sources rende difficile la comparaison pour les périodes précédentes, à partir du XIXe siècle, la sociabilité masculine prend assurément un tour particulier. « Les épanchements que les hommes se permettaient auparavant dans leur correspondance avec leurs amis disparaissent, à la suite, notamment, de la médicalisation et de la stigmatisation de l’homosexualité », continue l’historienne des sensibilités.

Dès lors, la force de l’hétéronormativité (c’est-à-dire l’idée que l’hétérosexualité reste plus souhaitable et convenable que toute autre forme de sexualité) invite adultes et enfants à interpréter toute manifestation affective ou tout rapprochement des corps entre garçons comme de l’homosexualité. Pour ces derniers, fini les effusions, les embrassades et la mise à nu de l’âme : c’est l’apparition d’un discours antisentimental se traduisant par un attrait pour les propos grivois entre hommes, et qui fait dire à Charles Baudelaire que la vie des clubs et des cercles signe « la mort du cœur ».

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