Vous vous êtes réjoui que Kylian Mbappé fasse le choix de demeurer à Paris et donc en Ligue 1 ? Vous êtes impatient de voir le retour de l’OM en Ligue des champions ? Eh bien, maintenant, il va falloir raquer. Pour regarder la télévision comme pour aller au stade. Le football, encore et toujours le plus populaire des sports, devient « censitaire » lorsqu’il s’agit d’en être (télé)spectateur. L’arrivée d’Amazon sur le marché des droits TV a accéléré le processus. Seuls 1,8 million d’abonnés ont accès à huit des dix matchs de chaque journée de Ligue 1. Lorsque Canal Plus disposait des droits, tous ses abonnés – soit environ 9 millions – pouvaient s’énerver ou s’ennuyer devant un Lyon-Saint-Étienne ou un Reims-Rennes.
La rançon du « peuple du football »
Pour le mastodonte américain, le compte est bon : s’il débourse 260 millions d’euros par an pour ces droits TV, il en récolte 280 via son Pass Ligue 1 à 14,99 euros tous les mois. Nul besoin de rendre ce dernier plus attractif. La firme fondée par Jeff Bezos se paie même le luxe en cette rentrée de faire passer son abonnement Prime (qui donne accès aux films, documentaires et séries dont Amazon détient les droits) – nécessaire pour prendre le Pass – de 49 à 69 euros par an. Soit un total d’une vingtaine d’euros mensuels pour le supporter de foot. Ce dernier ne limitant pas sa passion aux joutes de Ligue 1, il prétend aussi regarder les matchs de Ligue des champions : auquel cas il faut ajouter 45,99 euros pour le bouquet Canal Plus Sport (qui diffuse également deux matchs de Ligue 1 et deux rencontres de la Ligue des champions), incluant également beIn Sports (qui propose tous les autres matchs de la Ligue des champions ainsi que l’Europa League). Coût total : 67 euros par mois. Et encore, on ne parle pas de la Coupe de France dont Eurosport détient les droits. Si, dans un moment de folie, vous envisagez de prétendre avoir accès à tous les matchs, y compris ceux des championnats étrangers, le compte sera plus ou moins rond mais tournera autour de la centaine d’euros.
Une « rançon » que ne peut payer une frange grandissante du « peuple du football ». À l’instar d’Erwan, 25 ans, supporter de Rennes, à la recherche d’un emploi dans l’enseignement. Constat amer : « Si on compile toutes les offres d’abonnement, ça monte haut. Sachant que, moi, je suis un amateur de la Coupe de France, de la Ligue des champions et de la Ligue 1, il faudrait que je m’abonne à Eurosport, Canal Plus, Amazon et b eIn Sports. Déjà que je suis assez réticent par rapport à l’image que renvoie ce genre ce chaînes… Si on accumule les prix de tous les abonnements, ça fait une sacrée so mme. » Hors de portée de son RSA. Corentin, 21 ans, étudiant boursier en journalisme à Toulouse, grand fan de football et supporter de l’OL, a, lui, un temps suivi le rythme effréné du marché des droits TV (lire notre entretien page 4) avant de hisser le drapeau blanc : « Avant, j’étais abonné à Canal et à b eIn Sport pour suivre la Ligue 1. Mais impossible pour moi de m’abonner à Amazon Prime en plus. J’en avais un petit peu marre de prendre des abonnements un peu partout. Avec l’accumulation des chaînes, ce n’était plus possible. J’ai fait le choix de garder Canal et beIn qui rassemblent quand même plus de sports, tandis qu’Amazon ne se contente que de la Ligue 1. »
Désormais, le sport principal d’un amateur de foot, c’est le système D avec la sainte Trinité : les bars, les amis et le piratage. Pour Corentin comme pour Sébastien, 21 ans, étudiant boursier en licence à Angers, supporter de l’OL, le bonheur se situe entre les codes Amazon refilés de temps en temps par des amis et… le streaming. Ce choix est aussi celui de Yoann, 34 ans, agent de la RATP depuis 2009, footballeur amateur, marié et père de deux enfants : « La qualité n’est pas la même, mais c’est le seul moyen que j’ai aujourd’hui. Pour choper des liens avec les commentaires en français, c’est compliqué aussi. J’arrive tout le temps à me dépatouiller pour regarder les matchs du PSG, même si la qualité n’est pas la même sur le streaming. » De toute façon, cette pratique est illégale. Une loi antipiratage, entrée en vigueur en début d’année, a pris pour cible le streaming sportif. Avec un succès certain : fin mai 2022, selon l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), 400 sites ont été mis hors ligne, et la consommation de contenus sportifs piratés est en chute libre.
En la matière, le football n’est que la pointe avancée d’un mouvement général de marchandisation du sport. Il fut un temps – finalement pas si lointain – où il n’en coûtait pas un centime pour assister aux exploits de Michael Schumacher sur les circuits de Formule 1 ou les succès de Contador, Nibali et Quintana sur les pentes du Giro. Même le tennis et le sacro-saint Roland-Garros de juin ont commencé à se faire croquer… par l’ogre Amazon, encore lui, pour des « night sessions » (« sessions de nuit », mais la formule en anglais, ça fait plus moderne et vendeur), au bilan écologique catastrophique.
Et les qataris sont arrivés
L’expérience ultime de tout supporter et passionné, c’est évidemment le stade. Si la situation en France n’atteint pas encore le degré de la grande gentrification des enceintes outre-Manche, la nature en est identique. Yoann, notre agent de la RATP, en a fait les frais : « J’ai été abonné pendant quatre ans avant l’arrivée du Qatar. Je me suis réabonné en 2012, parce que le Parc me manquait. J’étais abonné juste à côté de la tribune Auteuil. À l’époque, le prix de l’abonnement était plus raisonnable. Je payais entre 150 et 200 euros. Avant, c’était même autour de 90 euros. Quand le Qatar est arrivé, l’abonnement est passé à 350 euros, matchs de Coupe d’Europe comp ris. Et puis c’est vraiment devenu hors de prix à partir de 2015. Avant, j’habitais chez mes parents, c’était vraiment plus simple financièrement. Aujourd’hui, je touche 1 950 euros net par mois. L’abonnement le moins cher se situe aux alentours de 400 euros. Maintenant que j’ai mon crédit pour la maison à payer et deux enfants à nourrir, je ne peux plus me permettre de payer 400 euros pour aller au Parc des Princes. » « Il faut payer très cher pour voir du foot à la TV et encore plus cher pour aller au stade, résume Sébastien. Ça devient un peu un cercle fermé. » Un cercle de plus en plus fermé dont sont exclues les catégories populaires et même moyennes.
Comment inverser cette tendance ? La clé principale est détenue par la Ligue de football professionnel (LFP), détentrice des droits. C’est elle qui élabore un cahier des charges lors des appels d’offres et peut y inclure les critères qu’elle souhaite. Le rapport de la mission d’information sur les droits de diffusion audiovisuelle des manifestations sportives de l’Assemblée nationale, fin 2021, lui facilite d’ailleurs la tâche et évoque deux pistes : « un match en clair » par journée de championnat de Ligue 1, et créer un lot « highlights » pour la diffusion en clair d’images de matchs de Ligue 1 et de Ligue 2 et d’images d’archives. À force de jongler avec des centaines de millions de droits TV, on oublie que la LFP a une mission de service public. Si les pontes du foot pro l’ont oublié, le gouvernement pourrait le lui rappeler, voire le lui imposer.