Au pays de la Silicon Valley, les inégalités ne cessent de s’accroître depuis les années 1990. « En cause, on peut pointer le déclin des syndicats, la concurrence globalisée, mais il faut tenir compte des conséquences des évolutions technologiques », assure David Weil, économiste à l’université Brandeis (Boston), qui a théorisé le concept d’économie fracturée.
« C’est ainsi que je nomme l’externalisation des tâches : une fracture, comme en géologie. On passe d’une relation solide, entre l’entreprise et ses salariés, à une relation brisée », explique-t-il. Car les plateformes (comme Uber) et l’intelligence artificielle favorisent le travail indépendant. En s’appuyant sur les données compilées par l’économiste Thomas Piketty, David Weil montre que le marché du travail se bipolarise. Si une petite minorité en profite, une nette majorité se paupérise et voit son métier menacé de sous-traitance. Sans compter que des pans complets d’activité deviennent automatisables. « Les fractures se multiplient mais aussi s’élargissent à de nouveaux secteurs d’activité, dans les services publics comme l’éducation ou dans les métiers diplômés tels que le journalisme. Le numérique fracture les carrières en jobs, les métiers en tâches. Nous sommes au début d’un changement que nous commençons à peine à comprendre », s’alarme-t-il. Ce constat est partagé par Michael Piore, professeur d’économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT) voisin. « Plutôt que d’être le fruit d’un choix politique, la technologie devient une sorte de prophétie autoréalisatrice », résume-t-il. Il prend pour exemple les investissements publics aux États-Unis, qui représentent près de 40 % de la recherche et développement dans le pays. « Seuls les projets militaires sont financés ! Pour l’avenir, soit on investit dans une armée high-tech ou bien on essaie de rendre la technologie et ses métiers accessibles aux travailleurs les moins qualifiés. » L’économiste dénonce également la sous-traitance, érigée en système. « Mes recherches montrent que les travailleurs sont bien plus aptes à s’adapter aux nouvelles technologies que leurs managers ne le croient. Or, si on ne les forme pas, ils se retrouvent rapidement exclus de l’emploi, analyse-t-il. Hélas, aucune politique publique n’encourage cela. On a détruit le marché du travail interne à l’entreprise, à savoir adapter ses salariés au travail qui doit être fait », dénonce-t-il.