Fin de cavale pour Kidane Zekarias Habtemariam, « l’un des passeurs de migrants les plus cruels au monde »

Pour les migrants est-africains, le début d’année a accouché d’une rare bonne nouvelle : l’arrestation du célèbre trafiquant érythréen Kidane Zekarias Habtemariam, le 5 janvier à Khartoum, au Soudan, lors d’une opération de police internationale menée par les Emirats arabes unis avec Interpol. L’homme est « l’un des passeurs les plus cruels au monde », selon la police des Pays-Bas, où il figurait sur la liste des criminels les plus recherchés.

A l’intérieur de son réseau tentaculaire, qui s’étendait de la Somalie à la Libye et qui voyait chaque année transiter vers l’Europe des milliers de jeunes Ethiopiens, Erythréens et Somaliens, « Kidane » a fait vivre un enfer aux candidats à l’exil : torturant, violant, brutalisant les jeunes migrants pour leur extorquer des fonds. « C’est un démon », dit de lui Meron Estefanos, une défenseuse des droits des migrants érythréens.

Reconnu dans les rues d’Addis-Abeba par un migrant qu’il avait lui-même torturé, Kidane avait été arrêté une première fois en Ethiopie en 2020. Poursuivi pour trafic d’être humains, il était parvenu à s’échapper du tribunal fédéral d’Addis-Abeba un an plus tard. Avec la complicité d’officiers de police, il avait changé de tenue dans les toilettes du tribunal avant de quitter incognito le bâtiment. Des mois plus tard, l’Ethiopie le condamnera par contumace à la prison à vie.

Des rançons exorbitantes

Depuis deux ans, bien qu’en cavale, le passeur poursuivait presque tranquillement son trafic sur les chemins de contrebande qui relient les déserts soudanais et libyen. « Il passait la saison de contrebande, d’avril à septembre, en Libye, explique Meron Estefanos. Le reste du temps, il faisait des affaires aux Emirats arabes unis », où il était résident. Kidane Zekarias, 39 ans, faisait l’objet de deux notices rouges d’Interpol – le plus haut degré de priorité de la police internationale. Dans son réseau de racket généralisé, il utilisait les Emirats comme plaque tournante, faisant payer des rançons exorbitantes aux familles de migrants sur un compte bancaire local. La justice émiratie le poursuit précisément pour des faits de détournement de fonds.

Les Pays-Bas, quant à eux, ont réclamé son extradition pour trafic d’être humains entre l’Afrique et l’Europe. « Son arrestation est une grande victoire pour les justices néerlandaise et internationale, le genre de percée qu’on attendait depuis des années », assure anonymement un membre du bureau du procureur général des Pays-Bas, qui statue actuellement sur le cas d’un de ses associés. Car le procès de « Welid » (de son vrai nom Tewelde Goitom), un autre passeur érythréen, vient de commencer devant la cour de Zwolle, une ville située à 80 km à l’est d’Amsterdam. L’homme est poursuivi pour participation à une organisation criminelle, trafic d’êtres humains, prise d’otages, extorsion et violences, y compris sexuelles.

Dans le désert libyen, les deux hommes ont longtemps fait régner la terreur. Dans leur base de Bani Walid, au sud de Misrata, Welid et Kidane enfermaient les migrants à qui ils faisaient miroiter la traversée de la Méditerranée pour mieux extorquer leurs familles. « Kidane était à la tête d’un camp en Libye où transitent des milliers de migrants. Beaucoup n’y survivent pas », a déclaré la police néerlandaise. Epicentre de la traite des migrants ces dernières années, le camp de Bani Walid a parfois été surnommé « la ville fantôme » en raison du nombre de candidats à l’exil qui y sont morts sous la férule des passeurs.

Selam* y a passé deux ans, en 2017 et 2018. « Un enfer sur Terre », confie-t-elle au téléphone depuis les Etats-Unis, où elle a obtenu le statut de réfugiée. A l’époque âgée de 15 ans, l’adolescente souhaitait échapper au service militaire, obligatoire en Erythrée. A Asmara, sa famille paye alors 6 000 dollars contre la promesse de gagner les côtes siciliennes. Mais une fois en Libye, la route de la jeune Selam croise celle de Kidane, son futur tortionnaire, qui demandera à ses proches 7 000 dollars supplémentaires pour la traversée. « Je lui ai dit que je ne pouvais pas payer, que ma mère était morte, que tout l’argent de la famille était passé dans les funérailles et il m’a répondu : “Si tu ne donnes pas l’argent, tu la rejoindras bientôt” », se souvient-elle.

« Une hyène qui s’excite à la vue du sang »

Esclave sexuelle de Kidane pendant six mois, Selam subit encore aujourd’hui des opérations de chirurgie reconstructrice aux Etats-Unis. « Il nous violait quotidiennement, nous torturait et éteignait systématiquement ses cigarettes sur notre peau. » L’homme faisait preuve d’une cruauté sans limite, filmant les tortures à l’aide de son téléphone pour mieux effrayer les familles et leur soutirer des rançons. « C’est un animal, une hyène qui s’excite à la vue du sang », dit Selam.

Ce genre de commerce d’êtres humains à partir de la Corne de l’Afrique a fait l’objet d’un documentaire, Voyage en barbarie (prix Albert-Londres 2015), décrivant le supplice des jeunes candidats à l’exil aux mains de passeurs prêts à tout pour les rançonner. Kidane, Welid et le réseau de passeurs érythréens ont profité de l’effondrement de la Libye post-Kadhafi pour y établir leur plateforme. « Il y a aujourd’hui 20 centres de détention, officiels et non officiels, et des réseaux pénitentiaires secrets qui seraient contrôlés par des milices armées », assure Mohamed Auajjar, rapporteur de la mission d’enquête du Conseil des droits de l’homme de l’ONU en Libye. L’an dernier, Medecins sans frontières (MSF) estimait le nombre de migrants bloqués en Libye à 600 000. Parmi eux, des dizaines de milliers sont originaires de la Corne de l’Afrique, où ils tentent d’échapper au service militaire en Erythrée ou à la menace des djihadistes chabab en Somalie.

« Ces deux arrestations envoient un signal fort à des hommes qui se pensaient intouchables », assure Meron Estefanos, espérant qu’elles mettront un « coup d’arrêt » au trafic d’êtres humains en partance d’Erythrée. En Libye, à l’inverse, le trafic bénéficie de l’appel d’air créé par la guerre civile. Depuis l’an dernier, de nouvelles routes migratoires ouvrent en Cyrénaïque.

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